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Pilule du bonheur contre lutte des classes ? Michèle Leflon*

L’antidépresseur est un pansement individuel renvoyant chaque individu à sa situation propre, que ce soit dans l’absence d’emploi, ou dans un travail où il n’arrive plus à assumer l’augmentation de la productivité exigée, renvoyant chaque individu à ce qui serait sa responsabilité personnelle, l’enfermant dans le cercle vicieux de la culpabilisation, de la solitude… et évitant les luttes communes.

Si la folie, la déprime ont toujours eu bon dos, le premier secrétaire du Parti socialiste en rajoute en rapprochant dans une interview au Journal du dimanche du 24 avril 2016 le rejet de Hollande et du PS par le pays d’une « névrose obsessionnelle ». Cette déclaration a un aspect caricatural, mais reconnaissons que la tentation est grande dans notre pays, comme dans d’autres – j’y reviendrai –, d’en appeler à la psychiatrie, de traiter médicalement la souffrance sociale. Ce qui n’est évidemment pas pour déplaire aux laboratoires pharmaceutiques, et le surnom de pilule du bonheur donné à la fluoxétine, commercialisée par le laboratoire Eli Lilly sous le nom de Prozac, a fait la célébrité de ce dernier… et ses profits dans les années 1990.

Traitement médical
de la souffrance sociale avec les antidépresseurs

Traitement médical, traitement caritatif aussi de l’exploitation capitaliste avec les évocations de plus en plus fréquentes d’un revenu universel, supprimant le lien entre production de richesses et revenu, laissant intacte la spoliation des 99 % par une bourgeoisie plus agressive que jamais, laissant intacte l’atteinte à notre environnement par les assoiffés de profit ! Sans parler des réductions des dépenses sociales envisagées derrière cette prétendue universalité.
Tout est bon pour renvoyer vers un individualisme étriqué et éviter la lutte collective, la lutte de classes, la prise de pouvoir des salariés dans les entreprises, nécessaire pour permettre des avancées plus rapides vers le dépassement du capitalisme, vers une société du partage, vers une société où les inégalités sociales ne seraient pas source de malheur, vers une société sans oppression !

Les antidépresseurs, une forme aseptisée des paradis artificiels pour remplacer une religion opium du peuple ? La consommation des antidépresseurs croît dans le monde, comme le note le Panorama de la santé publié en 2013 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui ajoute :
« L’augmentation de l’utilisation des antidépresseurs peut aussi être partiellement expliquée par le sentiment d’insécurité provoqué par la crise économique. »

Si l’OCDE le dit ! Ce document permet de remettre les idées en place : la France ne fait pas partie des pays les plus consommateurs d’antidépresseurs, elle est plutôt en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE. Pourtant les neuroleptiques sont nés en France, des chercheurs français ont contribué, avec des Suisses et des Canadiens, aux premiers antidépresseurs. Depuis, d’autres molécules ont moins d’effets secondaires.
Les communistes
et la conception
de la psychiatrie
Mais la France a toujours été le lieu d’un débat fort sur la place des médicaments en psychiatrie, plus globalement sur la conception de la psychiatrie, dans lequel les communistes ont tenu toute leur place : historiquement, on peut citer Lucien Bonnafé, et son rôle en particulier pendant la Résistance avec Saint-Alban ; plus près de nous, le rapport Demay, demandé par Jack Ralite en 1981, reste cité comme une référence par les psychiatres. En posant comme principe politique fondamental que la mission première de la psychiatrie est de soigner des personnes et de soulager leurs souffrances et non de se limiter à l’éradication de leurs symptômes ni de normaliser les comportements et les populations, les communistes continuent à être des animateurs d’idées écoutés. Car il s’agit d’un débat idéologique essentiel : la normalisation des comportements ou le soin. La normalisation des populations à la mode ultralibérale prend des formes sournoises, comme l’intégration des hôpitaux psychiatriques dans les groupements hospitaliers de territoires, une réforme de casse abominable du service public hospitalier voulue par l’actuelle ministre de la Santé, Marisol Touraine, dans un but austéritaire, accompagnée d’un recul démocratique, restreignant encore les droits des élus, des personnels, des usagers. Mais en plus de ces conséquences communes à l’ensemble du secteur public hospitalier, l’intégration des hôpitaux psychiatriques vise à faire croire que la souffrance psychique ne relève que de l’organique, comme les autres maladies somatiques.
Pas question, évidemment, de condam­­­ner dans mon propos les antidépresseurs et autres médicaments psychotropes. Ils ont leur utilité. Mais il faut raison garder dans leur utilisation ! Et les dérives d’une industrie pharmaceutique alignant allègrement ses deux chiffres de taux de profit, au mépris d’une information objective, au mépris d’une recherche indépendante, appellent, pour les antidépresseurs comme pour les autres médicaments, à la création urgente d’un pôle public du médicament.
Là comme ailleurs, la « technique », au sens large de ce terme, ne fait pas le bonheur ! C’est par son utilisation maîtrisée démocratiquement, hors des intérêts privés, mettant l’humain d’abord, qu’elle peut y contribuer. Et si assimiler bonheur et situation sociale est un raccourci restrictif, la recherche individuelle par une éventuelle pilule du bonheur est au moins aussi restrictive !

*Michèle Leflon est médecin anesthésiste-réanimatrice retraitée. Elle est membre du Conseil national du PCF.

La Revue du projet, n° 58, juin 2016
 

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Pilule du bonheur contre lutte des classes ? Michèle Leflon*

le 20 juin 2016

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