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Une politique du bonheur ? Florian Gulli et Jean Quétier*

 L e bonheur a quelque chose à voir avec la politique. Du côté des communistes, bien peu en douteront. Mais il existe des objections classiques et sérieuses opposées à cette prétention. Des objections libérales faisant du bonheur une affaire strictement privée, qu’il serait périlleux d’introduire en politique. La politique, assure le libéralisme, a pour finalité la liberté individuelle et non le bonheur. La volonté de rendre heureux, pour louable qu’elle soit, menacerait toujours de réduire la sphère des libertés.

C’est à chaque individu en effet de choisir librement ce qui le rendra heureux. Le philosophe Kant (1724-1804) écrit : « Personne ne peut me con­train­dre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes). » Avant d’ajouter : « Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple [...] est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir. » Cet argument, le libéralisme le reprendra. Le philosophe Friedrich Hayek (1899-1992) écrira en 1976 : la préoccupation pour le bien-être, la justice sociale, a « servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme ».  Une politique du bonheur infantiliserait les individus en décidant à leur place, en leur imposant une conception de la vie heureuse qui n’est pas la leur. Celle des gouvernants ou celle de la majorité qui bientôt contraindra les minorités à vivre comme elle l’entend. Conclusion : que la politique s’abstienne de prendre en charge la question du bonheur, qu’elle se cantonne à la protection de la liberté individuelle.

La privatisation de
la question du bonheur

Les libéraux animés du souci légitime de protéger la liberté des individus ? Sans doute, mais aussi intéressés par les conséquences bien commodes de cette privatisation de la question du bonheur. Bien commodes pour l’État qui se voit déchargé de toute responsabilité concernant le bien-être des citoyens. Bien commodes aussi pour les plus riches qui ont là un argument tout trouvé à opposer à la redistribution des richesses (le bien-être des pauvres ne peut justifier qu’on porte atteinte à la liberté des plus riches de jouir de l’intégralité de leur richesse).

On pourrait répondre à l’argument libéral qu’introduire le bonheur en politique, ce n’est pas imposer aux gens une manière de vivre, mais seulement leur garantir un certain nombre de droits sans lesquels aucune vie heureuse n’est sérieusement pensable et qu’ils désireront donc de toute façon : droit à l’éducation, droit à la santé, droit au logement, etc. Mais le financement de ces droits ne suppose-t-il pas de porter atteinte à la liberté des plus riches en organisant une redistribution des richesses ? Cette objection oublie que l’individu a toujours une dette à l’égard de la société. L’individu n’est jamais seul responsable de son enrichissement, la société y contribue toujours, et pour beaucoup. La redistribution, qui n’est pas l’alpha et l’oméga d’une politique sociale, n’a donc rien de scandaleux. Elle est restitution, règlement d’une dette.

La philosophie politique libérale s’abstient donc de traiter la question du bonheur. Mais le libéralisme économique, quant à lui, ne cesse de promouvoir des modèles de vies réussies. La vie rêvée du libéralisme est déductible de la façon dont il décrit l’existence humaine. L’homme libéral est un individu originellement coupé des autres. Il oriente sa vie en s’efforçant de calculer au mieux son intérêt. Cet intérêt individuel trouve naturellement à se satisfaire sur le marché, dans la consommation. Ce modèle général peut se décliner de diverses manières. À une extrémité du spectre des conduites, on trouvera une sorte de darwinisme libéral. L’individu conquérant, hanté par l’enrichissement et la gloire, méprisant les autres, devenus des moyens à utiliser ou des obstacles à détruire. L’existence est conçue comme une course, avec ses gagnants et ses perdants, les uns et les autres portant l’entière responsabilité de leur situation. Le cinéma jette de façon régulière une lumière crue sur ce type d’existence. C’est Tony Montana, dans le film Scarface (Brian De Palma, 1983), ou plus récemment Jordan Belfort dans Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013), sans oublier Gordon Gekko, le personnage joué par Michael Douglas dans Wall Street (Oliver Stone, 1987). Ce qui réunit mafieux et traders, c’est le même mépris pour la loi, la même vision de la liberté comme transgression, le même éloge de l’enrichissement obscène, l’absence de scrupules moraux. Le président Sarkozy se situait non loin de ce pôle ; c’est l’une des raisons pour lesquelles il a irrité jusque dans son camp.

À l’autre extrémité du spectre du bonheur libéral, on trouve, loin de la violence et de l’arrogance précédente, l’étroitesse d’une vie limitée à la seule consommation, dépolitisée dans tous les sens du terme, indifférente aux autres par paresse. Il n’est pas question d’entonner le vieux refrain condamnant le « matérialisme sordide des masses » car ces conduites sont diffusées dans toutes les couches de la population. Et si on les retrouve aussi dans les classes populaires, c’est peut-être à un degré moindre. Pour une raison simple, la nécessité faisant souvent vertu : moins on gagne, plus on a besoin des autres. Entraide, coups de main, échange d’outils, co-voiturage, garde d’enfants réciproques, etc. autant de formes de solidarité au quotidien qui définissent en pointillés une autre conception du bonheur, mettant en son cœur le lien à autrui, sous toutes ses formes (famille, quartier, travail, association, citoyenneté, militantisme, etc.).
 
S’agit-il de renoncer à son individualité ? De se sacrifier pour le collectif ? En aucun cas. Le bonheur véritable dépasse la fausse opposition entre l’égoïsme indifférent à autrui et l’altruisme poussé jusqu’à l’oubli de soi. Voilà ce que le libéralisme est bien en peine de penser. Il peut lui aussi  promouvoir les liens, mais en les subordonnant toujours à l’intérêt de l’individu. Les liens sont simplement pour lui des moyens, ils ne sont jamais essentiels et ne nous font jamais dépasser l’égocentrisme de départ. On ne se lie que par calcul d’intérêt. L’idée qu’un homme n’est vraiment lui-même qu’à travers ces liens, et non avant eux, ne l’effleure pas.

Le bonheur se dit toujours au pluriel
Pourtant, l’individu s’accomplit par les autres, et non à l’écart des autres. Se lier aux autres, ce n’est pas simplement satisfaire des intérêts déjà donnés, c’est accéder à un type d’existence plus riche, aux horizons élargis. Raison pour laquelle la culture est essentielle à l’épanouissement. Elle contribue à enrichir notre expérience, à l’arracher à l’étroitesse individuelle, elle produit des émotions mais partageables, ouvertes aux autres.
Cette conception du bonheur est très générale, très souple, il est possible de l’investir de mille manières. Et il faut qu’il en soit ainsi, car le bonheur se dit toujours au pluriel. Cette conception privilégie le partage, la mise en commun, se méfie de l’affirmation de soi individuelle lorsqu’elle se fait au détriment des autres. Elle a une dimension éthique, c’est-à-dire qu’elle peut orienter la vie d’un individu, mais elle peut inspirer aussi les grands axes d’une politique qui œuvrerait à favoriser partout la formation de liens sociaux, à promouvoir des contextes sociaux qui incitent à la solidarité, à combattre ceux qui la détruisent en poussant les individus à s’opposer les uns aux autres. N’est-ce pas, par exemple, au nom de cette conception très générale du bonheur que l’on peut s’opposer au management d’entreprise qui s’emploie méticuleusement à mettre en concurrence les salariés au nom de la performance ?
Le bonheur a donc quelque chose à voir avec le communisme. Mais cette conclusion n’est-elle pas encore un peu timide ? Le communisme ne serait-il pas la condition même de l’épanouissement ? Le communisme n’est-il pas, pour reprendre le mot de Marx et Engels, « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » ? Il ne fait pas de doute qu’il y ait des gens heureux dans le capitalisme. Un bonheur souvent précaire. Et tout autour, le quotidien difficile, empoisonné par de nombreux maux. Voilà pourquoi il est urgent de faire du Parti communiste français le parti du bonheur pour toutes et tous.

*Florian Gulli est reponsable de la rubrique Dans le texte. Jean Quétier est rédacteur en chef de La Revue du projet. Ils sont les coordonnateurs de ce dossier.

La Revue du projet, n° 58, juin 2016
 

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Une politique du bonheur ? Florian Gulli et Jean Quétier*

le 19 juin 2016

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