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Comprendre les violences au Moyen-Orient et leurs conséquences, Haoues Seniguer*

Le djihadisme est un phénomène global, qui transcende les territoires.

Les attentats de Al-Quaïda à New York du 11 septembre 2001 ont créé une onde de choc sans précédent dans le monde en général, en Europe de l’Ouest et aux États-Unis en particulier. En effet, les États-Unis – depuis l’attaque foudroyante de l’aviation japonaise sur la base navale américaine de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941 – n’avaient sans doute jamais connu des pertes humaines et des dégâts matériels d’une telle ampleur, de cette façon et en si peu de temps ; situation d’autant plus inédite pour la première puissance mondiale que, très précisément, les attaques du 11 septembre eurent lieu sur un territoire inviolé jusqu’alors par quelque organisation étrangère ennemie que ce soit. Il est possible d’ailleurs d’y voir la manifestation paroxystique des nouvelles guerres asymétriques où ce ne sont désormais plus, comme avant la chute du Mur de Berlin en 1989, deux armées, deux pays ou plusieurs pays et armées qui se font face, généralement en des espaces tiers, surtout dans le cas des États-Unis dont les opérations s’étaient toujours déroulées extra-muros.

Rationaliser notre rapport à toutes ces questions sensibles
Ainsi entrait-on dans le nouveau siècle de la manière la plus spectaculairement tragique qui soit, mettant, bon gré mal gré, les musulmans et l’islam sur le gril, et, faut-il le reconnaître, pour longtemps. Qu’est-ce à dire ? Depuis lors, les polémiques, les quolibets, les accusations, les suspicions en tout genre affleurent au sujet des musulmans, réels ou supposés, et de leur religion, plus que jamais soupçonnée d’être, sauf exception, en même temps belligène et belliciste, c’est-à-dire le fourrier du terrorisme ou à tout le moins son antichambre. En France, nous souffrons à cet égard de profonds maux essentialistes, qui dérivent régulièrement en islamophobie, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer l’islam et ses fidèles dans le rapport à la violence ou aux femmes. C’est pourquoi, il nous incombe de tenter quelques explications pour rationaliser notre rapport à toutes ces questions sensibles.

Pour comprendre avec davantage de clarté les événements du très contemporain, en particulier les violences au Moyen-Orient et ainsi mieux penser leurs répercussions en Europe et en France, il convient de mener une réflexion en prenant en considération à la fois le temps long et le temps court ; d’interroger, par ailleurs, rigoureusement l’articulation qui existe entre l’ici et l’ailleurs, dans la mesure où le djihadisme est un phénomène global, qui transcende les territoires ; celui-ci est bel et bien un produit de la mondialisation et de la modernité, précisément prégnant par la circulation accélérée et redoublée des biens, des personnes, des images, des imaginaires mais aussi des idéologies, que les propagateurs diffusent par l’usage de toutes les nouvelles technologies à leur disposition. À cet égard, nous avançons au moins deux hypothèses explicatives centrales qui mériteraient d’autres développements que nous ne pourrons qu’esquisser au gré de cette brève contribution. Ces hypothèses ne sont donc évidemment pas exhaustives et les explications avancées grossières : d’une part, Daech (l’organisation de l’État islamique) ou al-Qaïda sont au carrefour de causes plus ou moins lointaines et de causes plus récentes ; les deux organisations sont également à la confluence de causes endogènes et de causes exogènes qui les ont fabriquées ; d’autre part, les violences au Moyen-Orient et les ramifications avec la France, via des individus nés et socialisés dans l’hexagone, lesquels décident, quelquefois et dans une infime minorité de cas, d’assassiner et de tuer au nom d’idéologies meurtrières importées d’organisations déterritorialisées, offrent pour l’essentiel au moins trois explications : premièrement, un délitement progressif du lien sociopolitique entre une partie de l’élite politique française, en raison de toutes sortes de mesures, de discours ou d’absences, et une partie de la communauté musulmane dans la diversité qui la caractérise ; cette situation peut creuser, alimenter ou nourrir les sillons de la radicalisation, entendue soit comme rupture avec le reste de la société, soit comme tentation ou velléités de passage à l’acte violent, que ce soit en se rendant sur les théâtres de guerre syro-irakiens et/ou en opérant directement, et éventuellement après un retour du « djihad » en Orient, sur le territoire national ; deuxièmement, l’identification aux victimes de la répression de Bachar al-Assad par le constat d’échec de la diplomatie française, voire ses incohérences ou inconséquences, dans la résolution de la crise syrienne ; troisièmement, la circulation, l’implantation et l’incubation d’idéologies promouvant la violence généralisée au nom de l’islam, avec des théologiens musulmans sunnites, dans nombre de cas, en incapacité flagrante à produire un contre-discours religieux efficient, compte tenu des ambiguïtés qui peuvent être les leurs au sujet justement de la violence au nom de la religion.

Dans la suite d’un propos qui sera nécessairement synthétique, nous voudrions pointer les ressorts religieux et profanes de la violence et des faits de « terrorisme ».

Au commencement étaient Al-Qaïda et Oussama Ben Laden…
Les commandos suicides qui, alors, se sont lancés à l’assaut des tours jumelles du World Trade Center, inauguraient, sans que nous en mesurions pleinement la portée et les conséquences à l’époque, un cycle de violences aiguës au Moyen-Orient, plus particulièrement en Irak, après l’invasion anglo-américaine scellée en mars 2003, pourtant sans mandat de l’ONU. C’est dans ce pays que sont nés les premiers embryons de l’État islamique, pour l’essentiel en 2005, qui, aujourd’hui, commet tant de massacres dans la région syro-irakienne et à l’étranger, en commanditant par exemple des attentats comme ceux du Bataclan, le 13 novembre 2015, à Paris. On dénombre des centaines de milliers de morts liés directement ou indirectement à ladite invasion, qui fut justifiée en son temps au nom de mensonges émanant des plus hauts sommets de l’appareil d’État américain; sans parler plus en détail des tortures et autres bavures subséquentes de l’armée américaine présente sur le sol irakien entre 2003 et 2011. Cette agression, et l’occupation qui s’ensuivit, après avoir humilié de nombreux secteurs de la société irakienne, ont immanquablement fait le lit et le jeu du ressentiment et de diverses formes de radicalisme à l’ombre duquel, comme toujours, elles savent prospérer et crédibiliser leur idéologie guerrière à l’interne et à l’externe. Pourtant, quinze des dix-neuf commanditaires du 11 septembre étaient de nationalité saoudienne et nullement irakienne ! Est-ce à dire qu’il faille tout expliquer par des facteurs exogènes, et escamoter tout ou partie les responsabilités individuelle et collective des doctrinaires et autres exécutants des basses œuvres djihadistes ? L’Occident est-il coupable de tout ? Non, car il ne faut jamais sacrifier la liberté individuelle et l’autonomie des acteurs en présence quand bien même il existerait toujours une part déterministe.

Le phénomène djihadiste n’est-il un problème que politique ou y a-t-il du religieux là-dedans ?
Il y a, nous semble-t-il, deux erreurs majeures dont il faut se prémunir pour y voir plus clair concernant la généalogie du djihadisme ou des violences perpétrées aux quatre coins du globe au nom de l’islam : soit ne les considérer que comme commandés par des motivations essentiellement politiques, étant donné la situation de crise institutionnelle profonde et des guerres civiles éminemment sanglantes qui embrasent la Syrie et l’Irak depuis plusieurs années ; on l’a dit, ces raisons existent, le cas de l’Irak l’illustre parfaitement, mais elles ne sont pas exclusives ; soit ne les considérer que sous l’angle du religieux, au risque de postuler, consciemment ou non, un improbable continuum entre islam, musulmans violence et terrorisme.

Il n’est pas inutile de rappeler ce qui peut en apparence seulement paraître une évidence : il est des cas où parfois des acteurs sociaux se mobilisent plutôt pour des motifs religieux, et d’autres fois où ils se mobilisent pour des motifs davantage politiques, et quelquefois aussi, pour les deux raisons à la fois. À ce stade, nous souhaiterions porter notre attention sur la variable religieuse qui ne saurait par conséquent être balayée d’un revers de main dans l’analyse des phénomènes de violence, comme ce fut le cas des tueries de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 ou du Bataclan du 13 novembre 2015, ou de départs de nos concitoyens vers la Syrie. Peut-on sérieusement affirmer que cela n’avait rien à voir avec l’islam ? Que la religion n’est en rien un moteur, ou au moins l’un des paramètres explicatifs du passage à l’acte aussi bien que l’un des traits de leur imaginaire social ?
De nombreux témoignages de personnes parties seules ou en famille en Syrie attestent pourtant explicitement de la dimension religieuse de leur départ. Que dire aussi des frères Kouachi qui, après avoir commis leur forfait, criaient à tue-tête avoir « vengé le prophète Muhammad » ? Enfin, de grandes figures religieuses de l’islam sunnite, qui jouissent à la fois d’une estime et d’un écho importants dans le monde arabe majoritairement sunnite et en France, justifièrent le djihad en Syrie en vue de venir à bout du régime répressif de Bachar al-Assad et des ingérences militaires du Hizbollah libanais, de l’Iran et, par la suite, de la Russie ; ce fut précisément le cas, essentiellement à l’année 2013, du théologien qatarien Yûsuf al-Qaradhâwî et de l’Union internationale des savants musulmans (UISM) qu’il préside. Tariq Ramadan ou certains cadres importants de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) ou du Conseil européen de la Fatwa et de la recherche (CEFR), sont membres de l’organisation islamique internationale en question. Assurément toutes ces personnalités de premier plan de l’islam européen ont condamné avec force les attentats de janvier et novembre 2015, mais comment expliquer, en revanche, le silence dont elles ont pu faire preuve au moment où leur président décrétait le djihad ? Peut-être cela s’explique-t-il par une solidarité tout à la fois politique (ne pas créer ou susciter de la division au sein de l’organisation internationale en question) et religieuse, partageant peut-être peu ou prou le bien-fondé du djihad en Syrie et la lecture confessionnelle qui en est faite, à savoir l’opposition sunnite versus chiites ; les seconds étant soupçonnés d’incrédulité et de déviance vis-à-vis de la foi authentique qu’incarneraient les premiers. Tariq Ramadan s’est toujours gardé d’insister par trop sur ce clivage, en évitant aussi souvent que possible de mettre en cause l’intégrité religieuse des chiites.

Mais enfin, l’ambivalence d’élites religieuses sunnites ne doit pas, concomitamment, nous aveugler sur les errements de certaines élites politiques françaises, à l’instar du Premier ministre, Manuel Valls, lequel, déclarait il y a peu que « le voile est un asservissement de la femme » ; plus récemment encore, il s’est dit favorable à l’interdiction du voile à l’université. Ce type de déclarations, ou une partie au moins, fût-il désavoué par d’autres membres du gouvernement socialiste, alimente néanmoins la défiance des musulmans français, y compris les moins enclins à répondre aux sirènes de la violence au nom de l’islam ; ce qui est matière à nous interroger sur les événements de 2015 et la nécessaire responsabilisation collective après que la nation tout entière fut endeuillée par des attentats sans précédent.

*Haoues Seniguer est politiste. Il est maître de conférences à L’Institut d’études politiques de Lyon.

La Revue du projet, n°57, mai 2016
 

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le 04 June 2016

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