La revue du projet

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Quelles activités humaines au-delà de la domination des marchés ? Paul BOCCARA*

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 Réussir à maîtriser et à commencer à dépasser les marchés pour une nouvelle vie

 

Les derniers événements en Europe, avec la crise en Irlande, et dans le monde, avec les piteux résultats du dernier G20, renforcent le défi de l’opposition entre la gravité de la crise systémique et les besoins de réponses d’une tout autre ampleur pour le progrès social. Les luttes sociales en France, en Europe et dans le monde ne concernent pas seulement les résistances face aux défis de la crise du capitalisme mondialisé. Elles se rattachent aussi aux aspirations à une autre vie.

 

Vers une autre civilisation

Ainsi, les grandes luttes récentes en France sur les retraites ont une portée de civilisation. Elles ont une double dimension. L’une est économique et sociale, en concernant les besoins sociaux effectifs et une transformation de progrès des financements, émancipés de la domination des marchés financiers. Mais il y a une seconde dimension, non-économique, qui concerne la vie en société, le type d’activités humaines et la civilisation. On nous dit qu’avec l’allongement de l’espérance de vie, il faut naturellement travailler plus longtemps. On ne peut pas se contenter de répondre qu’il y a d’autres possibilités de financement. Il faut opposer à la prétendue nécessité naturelle l’idée de profiter pleinement du progrès de l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé, en développant des activités sociales libres.Avec la productivité nouvelle de la révolution informationnelle et son originalité, on peut réduire le temps de travail dans tous les moments de la vie : par l’accroissement du temps de formation initiale avant de travailler, la réduction des horaires pour la vie de travail, avec l’augmentation de la formation continue ou des activités hors travail, et un allongement du temps de retraite pour des activités sociales libres, culturelles, politiques, associatives, etc. qui se développent déjà d’ailleurs. Ce changement du modèle culturel de la retraite participerait à un autre type de société. Cela donnerait plus de force aux luttes sociales et cela contribuerait à une transformation de la civilisation. On peut considérer une exemplarité de cette problématique de civilisation. Cela ne concerne pas seulement la domination des marchés financiers, pour d’autres financements, mais celle de tous les marchés. Et cela concerne tous les moments de la vie, pour une autre vie. Le besoin de rassemblement à gauche pour sortir des souffrances sociales et transformer la société ne peut signifier une réduction des ambitions des propositions transformatrices. Au contraire, face à la démagogie de Sarkozy sur les question sociales, comme à propos de la dépendance, ou sur les questions internationales, comme avec ses prétentions pour la présidence du G20, ou encore sur la sécurité, il faudrait créer une grande vague populaire, mobilisée par la réponse aux aspirations à une vie nouvelle pour chacun et soutenant des propositions précises et cohérentes dans ce sens. Bien sûr, les propositions audacieuses doivent être inscrites dans le prolongement d’avancées immédiates. Cela concernerait la mise en place et le développement graduel d’institutions fondées sur le triangle : nouveaux objectifs sociaux, nouveaux moyens financiers, nouveaux pouvoirs. On viserait à maîtriser tous les marchés et même à commencer à les dépasser pour des avancées émancipatrices dans tous les moments de la vie et de civilisation.

 

Emanciper le marché du travailEn ce qui concerne le marché du travail, il s’agit d’avancer vers un système de sécurité d’emploi ou de formation. Nous proposons de progresser par des mesures graduelles vers ce système. Pleinement réalisé, il assurerait, à chacune et à chacun, soit un emploi, soit une formation rémunérée pour revenir par la suite à un meilleur emploi, avec une continuité de bons revenus et droits et avec des passages d’une activité professionnelle à une autre, des rotations emploi/formation maîtrisées par les intéressés. Un système de sécurité d’emploi ou de formation permettrait d’avancer vers l’éradication du chômage, grâce à son dépassement. Ce « dépassement », selon un concept issue de Hegtel et de Marx, signifie réussir à éradiquer le chômage, car on conserve sa force et un problème de fond auquel répond le chômage, c’est-à-dire le mouvement des activités et des techniques poussé par les suppressions d’emplois, mais cela sans les maux économiques, sociaux et moraux du chômage. Cela résulterait du passage de l’emploi à la formation rémunérée. Cela s’oppose aussi bien à la « flexsécurité » prônée dans l’Union européenne avec la domination écrasante de la flexibilité de facilitation des licenciements et des sécurités très limitées, qu’aux rigidités et aux gâchis des garanties et attributions autoritaires d’emplois comme en Union soviétique.Cependant, des mesures immédiates et progressant graduellement pourraient concerner : des améliorations radicales de l’indemnisation de tous les chômeurs et de leur insertion dans de bons emplois, des moratoires des licenciements pour permettre des contre-propositions des salariés et de leurs organisations dans les entreprises avec des arbitrages, la généralisation de mises en formations avec conservation du salaire, en vue de bons reclassements des licenciés, de nouveaux contrats sécurisés, des conférences régionales et nationales de programmation de soutiens des emplois et formations, et enfin un service public d’emploi et de formation avec affiliation de tous les actifs dès la fin de l’obligation scolaire ou de la scolarité effective. Est-il possible d’aller dans ce sens et avec quelles forces ? Des points d’appui existent. C’est d’abord la montée des idées nouvelles, surtout dans les syndicats. La proposition de sécurité d’emploi ou de formation par le PCF a contribué, avec d’autres influences, au projet de sécurité sociale professionnelle de la CGT. Et ce dernier, avec d’autres influences, a contribué au consensus de tous les syndicats sur la « sécurisation des parcours professionnels », expression reprise de façon démagogique même à droite. C’est ensuite une série de mesures, certes très réduites et refoulées, mais tendant à aller dans ce sens, comme les trop petites mesures de conservation du salaire dans certains cas pour des licenciés pendant un an avec mise en formation, dont notamment la CFDT souhaite l’extension très considérable.

 

Emanciper les marchés financiersPour les marchés monétaires et financiers, nous proposons un autre crédit pour l’emploi et une monétarisation des dettes publiques pour l’expansion des services publics.Pour un nouveau crédit, il s’agit d’un crédit bancaire avec des taux d’intérêt très abaissés, jusqu’à zéro (et même négatifs, c’est-à-dire avec des réductions de remboursement) pour des crédits à long terme pour les investissements réels, matériels et de recherche, avec des taux d’autant plus abaissés que sont créés de bons emplois et formations. Cela se réfère à une construction sur quatre niveaux :

 

• Le niveau local et régional, avec des Fonds publics régionaux, de prise en charge de tout ou partie des intérêts, pouvant être saisis par les travailleurs à l’appui de leurs propositions dans les entreprises.

 

• Le niveau national avec un pôle financier public, regroupant les institutions financières publiques ou parapubliques et socialisées y compris certaines nationalisations de banques. Il pourrait inclure en France la Caisse des dépôts, la Banque postale, les banques mutuelles, les caisses d’épargne et certaines banques qui seraient nationalisées. Ce pôle public serait lui aussi ouvert aux saisines des travailleurs et de leurs organisations.Pour ces deux premiers niveaux, on peut déjà avancer en France, même si le troisième est le plus décisif.

 

• Le niveau zonal comme celui de la Banque centrale européenne, qui, au lieu d’être indépendante, doit être contrôlée démocratiquement, depuis les parlements européens et nationaux et depuis les interventions des travailleurs et de leurs syndicats. La BCE, par sa création monétaire, refinancerait les banques ordinaires pour le nouveau crédit.

 

• Le niveau du monde. Outre une transformation démocratique de la Banque mondiale, cela concerne une refonte du FMI et de ses opérations. Il s’agit de sa démocratisation, avec la suppression de la minorité de blocage des Etats-Unis sur les votes importants. Et une véritable monnaie commune mondiale, pour s’émanciper du dollar, serait instituée à partir des Droits de tirage spéciaux du FMI ou DTS. On viserait, avec une création monétaire de DTS puis de cette monnaie commune, allouée en fonction des besoins des différentes populations, un refinancement des banques centrales pour le nouveau crédit.Une seconde transformation fondamentale concernerait, pour l’expansion des services publics, la prise de dettes publiques par la création monétaire des banques centrales et par le FMI nouveau, avec la monnaie commune mondiale. L’enjeu consisterait en des prises systématiques pour financer une expansion massive des services publics, en convergeant vers l’instauration de Services ou Biens publics et communs de l’humanité. Déjà, nous avons pu proposer face à la crise des dettes publiques européennes et de l’euro, pour faire reculer l’appel aux marchés financiers du nouveau Fonds de stabilisation financière, une prise systématique de dettes publiques des différents pays européens par la BCE, en liaison avec un Fonds européen de développement social, pour l’expansion des services publics en coopération dans l’Union européenne. Ici aussi, il existe de nombreux points d’appui : depuis la mise en place de Fonds publics régionaux par les majorités de gauche dans quelques régions, quoique utilisés seulement jusqu’à présent pour des aides traditionnelles aux entreprises, jusqu’au début de changement important de la BCE acceptant, à l’opposé du tabou antérieur, de prendre des titres de dette publique européens quoique sans finalité sociale mais pour les créanciers ; ou encore la proposition de la DGB, la centrale syndicale allemande, allant dans le même sens que notre proposition concernant la BCE et le Fonds de développement social européen ; ou enfin la proposition chinoise d’une autre monnaie de réserve internationale que le dollar, soutenue par le Brésil et la Russie.

 

Emanciper le marché des productionsEn ce qui concerne le marché des productions, de nouveaux critères de gestion « d’efficacité sociale » des entreprises pourraient faire reculer les critères de rentabilité, en dépassant ces critères synthétiques décentralisés, dans une mixité conflictuelle et évolutive. A l’opposé de la rentabilité « profit/capital », on combinerait économie de capital et dépenses de développement des êtres humains. On s’appuierait sur des critères d’efficacité du capital : « valeur ajoutée/capital ». Sur la base de l’élévation de cette efficacité du capital en valeur ajoutée, avec moins de besoins de profits pour faire grandir le capital, on pourrait viser à élever la « valeur ajoutée disponible » pour les travailleurs et la population : salaires, dépenses de formation, prélèvements publics et sociaux, tout en soutenant la réduction du temps de travail. Cela s’articulerait à des droits nouveaux des travailleurs et de leurs organisations pour intervenir dans les gestions. Cela pourrait être stimulé avec une politique concertée industrielle et des services, une démocratie participative pour une planification stratégique et incitative. Cela s’appuierait notamment sur la montée dans les entreprises des luttes pour des contre-propositions, contre les licenciements, les délocalisations et les restructurations de destructions d’emplois. Cela s’appuierait aussi sur la montée des exigences d’une véritable politique industrielle concertée, depuis les syndicats comme la CGT, jusqu’à la démagogie des promesses présidentielles dans ce sens. Face à la gravité des défis écologiques, de simples taxations et subventions ou des objectifs de réduction, comme pour les émissions de CO2, sont insuffisants. Ils sont contrecarrés par les productions installées et les gestions des grands groupes. Les limitations, réglementations et objectifs devraient donc être articulés à d’autres critères de gestion visant notamment à économiser les moyens matériels. Il serait aussi reliés à des refontes systématiques des types de production et de consommation, impulsées par des services publics nationaux de l’environnement, coopérant au plan international, zonal et mondial, à l’opposé des illusions sur le capitalisme vert et des détournements de ses récupérations du besoin d’un autre développement. En ce qui concerne le marché mondial, avec des mesures de maîtrise et de compensation des dissymétries des échanges et des délocalisations, des accords de coopération permettraient des réciprocités. On remplacerait l’Organisation mondiale du commerce par une Organisation de coopération et de maîtrise du commerce mondial pour le co-développement. De nouveaux accords internationaux, des joint-ventures nouvelles, ou co-entreprises, et des accords de développement en commun pourraient s’opposer aux dumpings monétaires, fiscaux, écologiques, avec des protections négociées. Ils s’opposeraient aussi aux dominations d’Etats et des multinationales des zones de libre-échange, transformées en zones de coopération, avec également des coopérations interzonales du type « euro-méditerranée » profondément démocratisées. Tout cela se relierait à la promotion de Services ou Biens publics et communs de l’humanité, dans les différents domaines économiques et non-économiques.Pour finir, il convient d’insister sur le fait que l’on ne peut réussir à maîtriser et à commencer à dépasser les marchés pour une nouvelle vie, sans l’avancée de nouveaux pouvoirs de démocratie participative et d’intervention, aux différents niveaux, et d’une nouvelle culture de partages pour animer les nouvelles institutions. Évidemment, toutes ces propositions doivent pouvoir être débattues pour ce que l’on a appelé un programme populaire et partagé. Ce débat ne peut se limiter aux sommets et aux directions d’organisations, ni se perdre dans des phrases générales et un « supplément d’âme ». Il doit pouvoir se démultiplier, sur des points précis, avec le plus possible de citoyens et de militants associatifs, syndicalistes et politiques, en liaison avec les luttes et les aspirations populaires. C’est le sens que je vois dans ces rencontres organisées par le Parti communiste français pour débattre bien au-delà de ses rangs. Comme économiste marxiste, travaillant sur ces questions, je pense, pour ma part, que les communistes ont une responsabilité particulière dans l’organisation des discussions et pour porter, en coopération avec bien d’autres, mais sans effacer des questions décisives, ces propositions pour avancer vers une autre société. Une société où, à l’opposé du travail contraint et du chômage, prédomineraient les activités créatrices de chacun, pour une nouvelle civilisation. 

 

*Paul Boccara est maître de conférences honoraire en sciences économiques

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le 05 avril 2011

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