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Reconsidérer le potentiel progressiste des gains de productivité, Jean Gadrey*

Les gains de productivité ne sont pas nécessairement émancipateurs et peuvent même devenir aliénants si leur effet sur l’emploi, l’environnement, les conditions de travail et la qualité du travail ne sont pas pris en compte.

La gauche est depuis des décennies attachée à l’idée que les gains de productivité du travail constituent un facteur majeur d’émancipation humaine. Même des intellectuels qui restent des références de la pensée écologiste, en particulier André Gorz, ont célébré les vertus libératrices des gains de productivité, vus comme la grande condition d’une réduction forte et continue du travail « hétéronome », au bénéfice du temps libre choisi et des activités autonomes.
Bien entendu, cette même gauche sait réserver de vives critiques aux « mauvais » gains de productivité, ceux qui résultent de l’intensification du travail. Elle peut même, bien que ce soit plus récent, développer des arguments visant à distinguer le productivisme et la poursuite des « bons » gains de productivité, ce qui a évidemment du sens dans certaines activités, mais qui pose un problème persistant à l’échelle globale. Or, c’est bien à cette échelle qu’elle compte sur des gains de productivité continus, par exemple dans ses scénarios sur les retraites et la protection sociale.
On peut sans nul doute adhérer à ce principe énoncé par Jean-Marie Harribey dans une contribution à la revue Ecorev’ de mars 2013 : « La recherche de gains de productivité n’est autorisée qu’à la double condition de ne pas intensifier le travail et de ne pas détériorer les équilibres écologiques ».

Gains de productivité et ressources naturelles
Demandons-nous alors si les gains de productivité réalisés au cours des « Trente Glorieuses », période considérée à gauche comme celle d’un assez bon « partage des gains de productivité », auraient été « autorisés ».
En fait, les fabuleux gains de productivité de ces trois décennies ont été largement fondés, via des technologies toujours plus lourdes, sur une exploitation déraisonnable des ressources naturelles, à commencer par les ressources énergétiques fossiles et le climat, mais aussi les terres arables, l’eau, la biodiversité…
Produire plus avec autant de travail, ce qui est la définition des gains de productivité, c’est fort bien… tant que l’on oublie qu’il faut en général plus de matériaux, d’eau et d’énergie, de pollutions et d’émissions, de sorte qu’on pompe alors de façon accélérée dans des biens communs disponibles en quantité limitée et dont certains sont proprement vitaux.
En réalité, une grande partie des gains de cette époque a mené à des pertes à long terme, conduisant entre autres l’humanité à franchir, dès la fin des Trente Glorieuses, des seuils à hauts risques, dont le niveau d’émissions de gaz à effet de serre que la nature peut « recycler » selon ses propres rythmes. Cette période en a donc ouvert une autre, qui risque d’être longue, où il va falloir faire machine arrière en matière de pression écologique. Les gains de productivité du passé en sont la cause ultime.

Gains de productivité et qualité
La gauche défend aussi (en tout cas la vraie gauche) les services publics, et parfois elle revendique la mise en place de nouveaux services publics, par exemple en direction des personnes âgées, de la petite enfance ou des personnes handicapées, mais aussi de l’eau, des transports, de l’énergie…
Or, dans nombre de ces activités, devenues les plus gros bataillons de l’emploi (éducation, santé, justice, services aux personnes attachés à des droits universels, services sociaux, mais aussi recherche, etc.), les gains de productivité sont en général synonymes de dégradation de la qualité et de réduction des droits humains et sociaux.
Chaque fois que l’on veut réaliser des gains de productivité dans ces énormes secteurs associés à des droits universels à défendre, on casse la qualité et les conditions de travail et l’on passe à côté de ce qui compte le plus. Les syndicats, encore attachés à l’idée du « partage des gains de productivité », savent pourtant que ce qui donne du sens au travail dans ces secteurs est d’une part le professionnalisme et d’autre part la reconnaissance sociale des résultats sur et par les bénéficiaires et la société. Ce sont des gains de qualité et d’utilité sociale qui passent souvent par l’exigence de « prendre le temps de bien faire », de bien s’occuper des gens ou des choses, ce qui est un crime de lèse-productivité !
Et ce qui est vrai de ces services et de leur qualité oubliée dans les discours sur les gains de productivité émancipateurs, ne l’est pas moins de la qualité écologique des produits et des processus, enjeu majeur de la période à venir. Les gains de productivité gigantesques dans l’agriculture depuis des décennies, bien supérieurs à ceux de l’industrie, sont la raison majeure des dégâts humains, sanitaires et écologiques associés à l’agriculture industrielle et chimique qui a en outre détruit massivement des emplois…
Il serait temps, y compris pour créer de bons emplois, de ne pas s’en tenir au logiciel du partage des gains de productivité et de développer celui du partage des gains de qualité, de soutenabilité, de partage du travail et des biens communs. Il faut pour cela en finir avec une idéologie favorable à des gains qui nous conduisent à notre perte.

*Jean Gadrey est économiste. Il est professeur émérite à l’université Lille-1.

La Revue du projet, n° 56, avril 2016

 

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le 28 avril 2016

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