Écrivant ces lignes quelque quinze jours avant que vous ne les lisiez, je ne saurais m’aventurer à dire mon mot sur l’actualité la plus immédiate, la plus stimulante et la plus vivifiante, je veux bien sûr parler de la mobilisation contre la loi El Khomri. Cette surrection populaire est de nature à changer la donne mais impossible d’en tirer la leçon à l’heure de coucher ces mots.
Rappelons-nous plutôt un rapport qui fit grand bruit, il y a 5 ans, au printemps 2011 : « Quelle majorité électorale pour 2012 ? », signé Olivier Ferrand et Bruno Jeambart pour la fondation Terra Nova. Un choix était explicité avec fracas. Primo, la gauche devait dire adieu à la classe ouvrière irrémédiablement gagnée aux valeurs d’extrême droite. Ainsi était-il avancé que « pour la première fois depuis plus de trente ans, un parti entre à nouveau en résonance avec toutes les valeurs des classes populaires » : le Front national. Secundo, la gauche était vouée, en remplacement, à embrasser une « France de demain » à quatre faces : les diplômés, les jeunes, les minorités, les femmes. Tertio, il convenait d’assumer enfin le renoncement à une politique économique à même de satisfaire les intérêts populaires, renoncement de toute façon considéré comme consubstantiel à tout exercice possible du pouvoir depuis près de 40 ans – « l’exercice du pouvoir, à partir de 1981, oblige la gauche à un réalisme qui déçoit les attentes du monde ouvrier » –, renoncement d’autant plus aisé que le Front national est censé occuper déjà le créneau avec son « programme de protection économique et sociale équivalent à celui du Front de gauche ». Quarto, ce renoncement à affronter les questions économiques devait toutefois s’accompagner d’un positionnement audacieux en matière de « valeurs » : il s’agissait de porter en étendard une France « tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive ». Quinto, large mais minoritaire, cette « France de demain », pour ouvrir la perspective d’une « majorité électorale pour 2012 » était appelée à forger alliance avec les « classes moyennes », laissant à leur destin bleu marine les « classes populaires ». Tel était le projet, avec ses cohérences idéologiques, de cette droite de la gauche décomplexée… Les grands discours mitterrandiens des années 1970 étaient remisés au placard, avec les envolées de Blum prônant avec ardeur la dictature du prolétariat en 1920. Pouvait enfin émerger cette « coalition moderne en voie de structuration ».
Où en sommes-nous cinq ans plus tard, à présent qu’un des poulains de Terra Nova préside aux destinées du pays ? Assurément, du refus obstiné de l’amnistie des syndicalistes aux sanctions ahurissantes infligées aux salariés d’Air France ou de Goodyear, l’adieu à la classe ouvrière a été prononcé haut et fort. Le bon élève Hollande s’est même montré zélé !
Mais du refus de renégocier les traités européens à la loi Macron en passant par les milliards du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et, bien sûr, le projet de loi El Khomri, il est clair que les sieurs Valls et Hollande ont sérieusement dépassé le mandat Terra Nova. Ce ne sont pas seulement les ouvriers qui sont abandonnés et enfoncés, mais les employés et toutes les couches moyennes du salariat, d’autant que la réforme fiscale promise, qui aurait pu adoucir pécuniairement l’invraisemblable destruction sociale en cours, n’est jamais advenue. Ceux qui pâtissent de la politique effectivement menée couvrent ainsi un arc bien plus large que prévu et n’ont pas simplement à faire à une inaction en matière économique mais à une offensive de très grande ampleur.
Face à une droite gagnée chaque jour davantage par la réaction, Hollande a au moins suivi le chemin des valeurs, dira-t-on. Bien sûr, le mariage pour tous fut une conquête d’importance mais comment ne pas avoir ce goût amer au regard de la durée interminable donnée au débat parlementaire – incomparable avec celle consacrée à tous les projets de loi économiques, expédiés promptement quand le gouvernement n’a pas recours au 49.3 – au risque (qu’on aimerait croire non calculé) de laisser se déployer une structure et une parole profondément réactionnaires, histoire de bien montrer, aussi longtemps que possible, qu’on est un gouvernement de gauche, adversaire des réacs, etc. Comme un arrière-goût d’instrumentalisation politicienne, de coup de comm’ qui se paie, dans la vie, par ces suicides de jeunes femmes et jeunes hommes homosexuels, dévastés par l’invasion médiatique de propos abjects et ses effets dans toute la société. Sans compter ces petites phrases élyséennes, ces réserves manifestes, ces concessions aux pires et ces inégalités maintenues – notamment pour la procréation médicalement assistée des couples de femmes…
Mais l’arrière-goût devait bientôt laisser la place au pur et simple dégoût avec la disparition du secrétariat d’État au droit des femmes faisant place au ministère des familles, de l’enfance et des droits des femmes et, bien sûr, cette disposition de la honte, la déchéance de nationalité qui, pour n’avoir pas encore ébranlé la société tout entière, en a meurtri intimement et profondément d’amples fractions.
Et alors, direz-vous. Alors ? Alors, l’épouvantable ordonnance de Terra Nova, en rupture frontale avec les principes revendiqués par la gauche depuis la Libération, a été considérablement outrepassée par Valls et Hollande. C’est l’adieu aux prolos et l’adieu aux femmes, aux jeunes, aux étrangers, aux intellos, aux cadres, aux fonctionnaires… En clair, nous nous trouvons dans cette situation très rare où pour la première fois depuis des décennies, des millions de Françaises et de Français jusque-là attachés au Parti socialiste sont prêts à s’en détacher. La grande question du moment pour un parti comme le nôtre, sans doute délicate mais décisive, c’est celle des modalités d’un rassemblement pouvant effectivement disputer l’ambition majoritaire à gauche et sortir le pays de ce qui semble sans cela inévitable, le retour d’une droite dont la boussole compte un « F » à côté du « N ».
Guillaume Roubaud-Quashie
Directeur de La Revue du projet
La Revue du projet, n° 56, avril 2016La Revue du projet, n° 56, avril 2016
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