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Histoire de la violence, Édouard Louis

Éditions du Seuil, 2016

Par Jean-Michel Galano
Nietzsche, l’un des auteurs favoris d’Édouard Louis, écrit dans le Gai Savoir que ce n’est pas à la connaissance d’être un moyen de la vie, mais à la vie de devenir un moyen de la connaissance. Il semble que l’auteur se soit appliqué à pratiquer ce conseil. Confronté à une terrible expérience des limites (un viol réalisé sous la menace d’une arme) il a cherché à en tirer une manière d’enseignement. Il s’agissait pour lui non seulement de le penser, mais aussi de le dire, d’en parler, de confronter le caractère irréductiblement subjectif de la violence subie à l’intersubjectivité, au regard des autres, à ce qui leur est possible de comprendre.
Entre ces deux pôles, le langage. Le langage est ici un medium tout aussi nécessaire qu’insuffisant, et de ce point de vue le livre d’Edouard Louis est moins le récit de ce qui lui est arrivé que la mise en confrontation de différents récits sur l’événement, y compris les siens, avec au bout le constat d’un relatif échec. Au moins l’expérience traumatisante se trouve-t-elle en partie réintégrée dans la trame d’une histoire personnelle, qu’elle a déchirée en partie et réactivée aussi en un autre sens, tant la douleur est, pour l’auteur de Pour en finir avec Eddy Bellegueule, une affaire personnelle.
C’est pourquoi l’on ne s’étonnera pas du titre : certes, il ne s’agit pas d’une histoire au sens que nous donnons habituellement à ce mot. Il ne saurait y avoir histoire que des formes de la violence. L’objet d’Edouard Louis, qui à aucun moment ne consent à prononcer le mot « mal », c’est l’inadéquation en quelque sorte structurelle entre la violence elle-même et les représentations qu’on s’en fait. D’où une « histoire » au sens des histoires caractéristiques du savoir médiéval, évoquées par Foucault dans Les Mots et les Choses, qui mêlent tout, le vrai et le faux, le constat et le fantasme, l’observation sèche et le mensonge qui aide à survivre. Au plus fort du vécu inouï, le langage et les représentations sont là. L’instantané est presque (presque !) immédiatement réintroduit dans l’épaisseur d’un langage qui le fixe et le perd à la fois.
D’où, surtout, le volume donné à la retranscription. Bien sûr, Édouard ne se reconnaît pas, ne peut pas se reconnaître, dans les comptes rendus des policiers ou des médecins, pas plus que dans les conseils avisés de ses amis, où l’essentiel lui semble se perdre. D’où enfin ce qui est le plus original dans ce livre : une grande partie de l’histoire est supposée être la retranscription du récit que fait sa sœur Clara à son mari du récit que lui, Édouard, lui en a fait. Et ce quasi monologue de Clara, avec ses longueurs, ses digressions, son accent picard, à laquelle Édouard ajoute quelques rares commentaires en italiques, semble à son tour épuiser le sujet sans véritablement l’atteindre. Et ce demi-échec (ou demi-réussite) du langage, qui sert davantage à vivre qu’à connaître, constitue en définitive l’objet véritable du livre. 

La Revue du projet, n° 55, mars 2016
 

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le 03 avril 2016

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