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Vingt-cinq points d’interrogation Jean-Pierre Kahane*

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Chacune des vingt thèses de Jacques Julliard mérite examen, réflexion et compléments. Je partirai de son diagnostic sur le capitalisme d’aujourd’hui, gouverné par les actionnaires (thèse 1) et qui a retrouvé ses instincts prédateurs (thèse 6), pour développer quelques autres idées et questions. Par commodité mes propositions auront la forme affirmative ; il est bon que le lecteur les prenne pour des interrogations.

 

1 • Le capitalisme est prédateur par nature, prédateur du travail humain, prédateur des richesses naturelles. Il engendre des prédateurs à figure humaine, comme Ben Ali et sa famille, et comme ceux que dénonce Julliard, les dirigeants des grandes entreprises, qui se vendent le plus cher possible et accumulent des fortunes colossales. Ben Ali a été chassé par le peuple tunisien, il doit être exproprié et jugé. C’est le sort que méritent et que peuvent redouter les prédateurs du monde entier, qu’ils soient à la tête d’Etats, d’entreprises ou de conseils d’administration.

 

2 • L’actionnariat dilue la prédation dans une partie de la population des pays capitalistes avancés. Via la Bourse et les media il crée des ravages dans les esprits comme dans la société. Aux Etats-Unis, les fonds de pension sont accrochés au capitalisme financier et en constituent un soutien social.Leur extension en France a aussi ce but. On doit les dénoncer comme facteurs d’instabilité et de catastrophes, et combattre l’actionnariat au profit de la solidarité sociale et de l’épargne utile.

 

3 • La solidarité sociale est incarnée en France par la Sécurité sociale, qui devrait être étendue et non restreinte. wL’épargne utile nécessite des instruments comme les caisses d’épargne et la caisse des dépôts, et elle donnerait à un pôle financier public les moyens d’alimenter de grands travaux et de remplir l’ensemble de ses missions (dont les prêts aux familles et aux PME).

 

4 • Il faut arracher les moyens de production  et d’échanges à ceux qui se les sont appropriés. Il ne s’agit pas de partage, du partage charitable auquel certains seraient prêts. Il s’agit d’une appropriation collective des biens et des pouvoirs qui doivent appartenir à la collectivité. La nationalisation du système bancaire que Julliard recommande comme premier objectif (thèse 19) pour ramener le système bancaire à sa fonction productive est à considérer dans cette optique.

 

5 • Mais nous savons que nationaliser ne suffit pas, ni d’ailleurs créer un pôle financier public. Il faut que les citoyens et les travailleurs des banques s’en mêlent, et sachent comment s’en mêler. Il faut donc élaborer l’articulation entre l’appropriation collective et la démocratie efficace.

 

6 • En démocratie, dit Montesquieu, le peuple, qui a la souveraine puissance, doit faire par lui-même tout ce qu’il peut bien faire. C’est là le principe ; les élections viennent après, pour que le peuple fasse faire par ses élus ce qu’il ne peut pas faire directement. Ce principe me paraît pouvoir se transposer à tous les niveaux de la vie sociale, et d’abord dans le travail et son organisation.

 

7 • Le capital s’approprie le travail humain et paye aux travailleurs ce qu’il leur faut pour vivre et se reproduire ; la différence est le profit capitaliste, et le combat de classes se mène d’abord sur ce terrain. Les progrès techniques diminuent le travail humain nécessaire pour un produit donné, et réduisent donc à terme le profit, comme Marx l’avait indiqué. L’innovation technologique ou commerciale est le moyen instantané et provisoire de restaurer le profit. La pression sur les travailleurs par l’allongement du temps de travail et l’accentuation de sa pénibilité est le moyen permanent, et le chômage un accompagnement nécessaire.

 

8 • Le chômage fait croire qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. C’est une erreur. Nos petits-enfants auront beaucoup de travail à faire, en France et dans le monde, pour réparer les dégâts du temps présent, pour gérer l’eau, l’air, les sols, l’alimentation, les sources d’énergie, les habitations, les moyens de communication  et de transport, les relations humaines, l’éducation, la recherche, les industries de l’avenir. Dès aujourd’hui, on doit repérer les travaux qui s’imposent ; exemple parmi bien d’autres : la mise au point du système ferroviaire en Europe.

 

9 • On peut étendre ainsi le principe de Montesquieu : qu’à toutes les échelles, jusqu’au niveau des individus, tout le monde fasse bien ce qu’il sait bien faire. Chaque collectivité, chaque individu doit être responsable et fier de son travail. Cela implique, au sein même du travail contraint, l’abolition d’entraves comme les rapports hiérarchiques fondés sur la soumission et la pratique du secret, une solidarité des travailleurs et beaucoup de liberté. « La liberté, ça se conquiert » disait un syndicaliste tunisien. C’est un premier pas vers la démocratie.

 

10 • Les entreprises publiques doivent donner l’exemple du travail bien fait, et ce doit être la règle générale de la production et des services. On en a l’expérience en France avec ce qu’était EDF. Plutôt que la multiplication des expertises extérieures,  c’est à l’intérieur de l’entreprise de production que doit être garantie la qualité des produits et la sécurité des personnes. Le travail bien fait est valorisant pour le travailleur et économique pour la société.

 

11 • Il ne s’agit pas d’un doux rêve. La recherche scientifique, qui est loin d’être affranchie des chaînes du capitalisme, est encore pour une bonne part un domaine de liberté. Et c’est cette part qui est la plus prometteuse pour l’avenir. Elle permet de sortir des sentiers battus sans se ligoter par des projets à court terme. Et c’est à l’intérieur des communautés scientifiques que peuvent s’établir  les évaluations les plus valables et les corrections nécessaires en cas de manquement au principe du travail bien fait.

 

12 • La recherche scientifique est ligotée à l’heure actuelle par la vision à court terme qui se cache derrière le terme d’innovation. L’innovation nécessaire à la survie du capitalisme est exactement le contraire des innovations à introduire dans la vie scientifique et dans la vie sociale. Les mots clés en sont la compétition, l’intérêt personnel, et aujourd’hui en France l’excellence brandie comme étendard, opposée à la médiocrité qui serait la règle.

 

13 • L’excellence proclamée et labellisée (labex, laboratoires d’excellence, equipex, équipements d’excellence) est la ruine de l’excellence parce que c’est une foire d’empoigne. L’excellence réelle émerge du travail bien fait et de la liberté laissée aux chercheurs, et c’est une ambition légitime dans la recherche comme dans toutes les productions humaines. Rien n’interdit de la mettre en valeur si ce n’est pas pour écraser l’ensemble.

 

14 • Pourquoi donner une telle place à la recherche scientifique alors qu’il s’agit du projet politique ? Parce que la science, ses acquis, ses orientations, les moyens qu’elle exige, les possibilités qu’elle offre, font partie de la politique. D’un coté, il n’y a pas d’avenir possible sur la planète sans conquête de nouvelles connaissances et de nouveaux moyens d’action. D’un autre coté, l’exploitation du travail de recherche pour un profit immédiat est indispensable au capitalisme, et les réorganisations en cours en France traduisent cela de façon brutale.

 

15 • Comment les citoyens peuvent-ils se prononcer en la matière ?  D’abord, en faisant confiance aux travailleurs scientifiques comme aux autres travailleurs. Les travailleurs scientifiques, dans les organismes de recherche publique et dans les universités comme dans les entreprises, ont les mêmes difficultés que les autres travailleurs, en particulier en ce qui concerne la place des jeunes. Ils ont des atouts à faire valoir, en particulier l’étendue de leurs collaborations internationales ; et aussi des obstacles auxquels ils se heurtent pour la reconnaissance de leur travail, en particulier la pratique du secret, de règle dans l’industrie.Ils ont des syndicats, des associations, des instances avec des élus, des germes d’organisation démocratique qui sont loin de brider l’excellence, au contraire.

 

16 • Faire confiance ne suffit pas. La perspective doit être l’appropriation collective des connaissances scientifiques. Le travail de recherche qui se mène dans le monde produit une masse énorme de nouvelles connaissances. Elles devraient être à la disposition de l’humanité dans son ensemble, alors qu’aujourd’hui elles se perdent si elles ne sont pas valorisées immédiatement. Chacun, bien sûr, ne peut en assimiler qu’une petite partie. Mais une grande collectivité, comme notre nation, pourrait avoir pour programme de ne rien en laisser perdre.

 

17 • Ce programme pourrait s’étendre aux  connaissances acquises dans toutes les pratiques. S’agissant des connaissances scientifiques, le relais principal pour accéder à la conscience commune est celui de l’enseignement supérieur. Le lien entre enseignement supérieur et recherche assure en principe que, dans les différents secteurs, des étudiants puissent être en prise directe avec la science qui se fait dans le monde, convenablement distillée. C’est loin d’être le cas actuellement, faute d’étudiants dans les filières scientifiques. Créer les conditions d’une extension massive de l’enseignement supérieur scientifique devrait s’accompagner d’un effort dans l’ensemble de l’enseignement et de l’action culturelle.

 

18 • Les canaux pour l’acculturation de la science, outre l’enseignement, sont multiples : les livres, les conférences, les expositions, les musées. Le Palais de la Découverte a suscité des vocations. Tout cela est bon, mais ne participera réellement à l’assimilation collective des progrès des sciences et de leur mouvement que s’il y a une volonté populaire de s’en emparer. Les militants communistes expriment souvent cette volonté, à titre personnel. Peuvent-ils aider à susciter une volonté collective dans ce sens ? La gauche est-elle capable de créer et traduire cette volonté ?

 

19 • La découverte des exoplanètes, comme la démonstration du dernier théorème de Fermat, élargit notre vision de l’univers et celle de nos propres forces intellectuelles. L’humanité ne va plus conquérir de nouveaux espaces sur terre (est-ce bien vrai ?) mais elle a de nouveaux mondes à découvrir en approfondissant ses connaissances. L’ensemble coordonné de ces connaissances, qu’il s’agisse de la nature, de l’homme ou de la société,  constitue la science ; cet ensemble est mouvant et pourtant c’est un système de référence solide à chaque époque.  Il s’agit de faire accéder tout le monde à ce système de référence.

 

20 • Tout le monde y participe, parce que toutes les activités humaines engendrent des connaissances.  Chacun a donc sa porte d’entrée, qui permet les rencontres et les échanges. Et pourtant l’ambiance générale est à la peur quand il s’agit du nucléaire, des OGM ou des nanotechnologies, qui correspondent à des avancées scientifiques majeures. Pourquoi ? Il est vrai que l’arme nucléaire reste une menace terrible, que les OGM sont exploités par des entreprises capitalistes envahissantes et que les nanotechnologies suscitent des appétits du même ordre. Plus généralement, la science met à la disposition du capital de nouveaux moyens d’exploitation, de prédation et de déprédations.

 

21 • Il faut donc distinguer l’apport scientifique, les technologies qui en dérivent ou le suscitent, et l’exploitation qui en est faite. La découverte de l’énergie contenue dans le noyau de l’atome est essentielle dans notre vision des énergies disponibles dans le futur, celle de la transgénèse offre des possibilités imprévues dans le domaine de la création ou de l’amélioration des espèces, celle du maniement individuel des atomes révèle déjà son incroyable puissance. Rejeter ces apports scientifiques parce qu’ils servent les prédateurs  est une tentation d’une partie de la gauche, et c’est l’une de ses faiblesses.

 

22 • Il arrive que de bonnes idées politiques émergent d’une étude scientifique. Il faudrait peut-être créer une veille politique à cet égard. A titre d’exemple, le rapport en cours de l’Académie des sciences sur la métallurgie conclut clairement sur la nécessité de recréer une industrie métallurgique en France.  L’avenir de beaucoup d’industries en dépend.

 

23 • L’appropriation collective des banques et des grandes entreprises détenues et dirigées par les prédateurs doit se faire au détriment de ces prédateurs, et elle provoquera de leur part des résistances et des soubresauts. L’appropriation collective des connaissances scientifiques, l’assimilation sociale du progrès et du mouvement des sciences, se heurte à de mauvaises pratiques (le secret) et de mauvaises habitudes (le doute à l’égard de tout ce qui est politique), mais devrait créer un grand vent d’adhésion dans le milieu scientifique.

 

24 • La thèse 17 de Julliard est que l’avenir est à un grand rassemblement populaire. Il a raison. Il le voit d’essence réformiste. Je crois qu’il a tort. Le rassemblement efficace doit avoir l’ambition de la conquête des pouvoirs et des savoirs. Il doit se donner les moyens de cette conquête, à tous les niveaux de la vie sociale, en particulier sur le lieu du travail, dans les ateliers et les laboratoires, et dans les collectivités territoriales, ce qui est d’actualité.

 

25 • La France n’est pas la Tunisie, mais nous avons tous à apprendre de la révolution qui se mène là-bas. Il faudra en France d’autres formes de rassemblement que celle qui a chassé Ben Ali. Mais il faudra à ce rassemblement une volonté encore plus forte d’en finir avec les prédateurs et d’introduire la démocratie dans tous les rapports humains. Est-ce possible ? Ne sommes-nous pas à une époque où tout est possible ? n

*Jean-Pierre Kahane est un mathématicien français. Il est professeur émérite à l’Université Paris Sud Orsay

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le 09 February 2011

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