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Sortir de l’urgence, construire pour l’émancipation humaine, Séverine Charret et Corinne Luxembourg*

Il y a soixante ans, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France traversait la plus grave crise du logement de son histoire. Aux destructions (500 000 immeubles détruits et près de 2 millions endommagés) s’ajoutaient l’arrivée des générations du baby-boom mais également l’afflux vers les villes de nombreux travailleurs issus des campagnes ou de l’immigration. Pour répondre à ces nouveaux besoins en logements, l’État s’engagea massivement. Tandis que l’augmentation des salaires permettait à des ménages plus nombreux d’investir dans un logement, la construction des grands ensembles se traduisit par la disparition des bidonvilles installés en périphérie des grandes villes et l’amélioration du confort des logements pour les classes populaires.
Aujourd’hui ces mêmes grands ensembles, synonymes dans les années 1960-1970 de progrès et de modernité, sont devenus les symboles du « malaise des banlieues », les marqueurs dans le paysage d’un « apartheid territorial et social » (Manuel Valls) dans une France où le rêve serait d’être propriétaire d’un pavillon individuel. Ces grands ensembles sont d’ailleurs les premières cibles des opérations de rénovation urbaine.
Entre-temps, que s’est-il passé ? À partir du milieu des années 1970, la désindustrialisation a privé d’emploi une partie des habitants entraînant une paupérisation des quartiers populaires et le désengagement financier de l’État a laissé place au marché, la seule contrainte étant la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains) qui « imposait » aux communes de disposer de 20 % de logements sociaux, suivie plus récemment par la loi ALUR (Accès au logement et urbanisme rénové) faisant passer ce taux à 25 %. On sait avec quels résultats ! Quant aux communes engagées dans la démarche solidaire de construire du logement pour tous, elles ont peu à peu été privées des moyens d’agir par les baisses des dotations de l’État aux collectivités territoriales.
Alors que le nombre de sans-logis, de mal-logés n’a jamais été aussi grand (3,8 millions de personnes selon le 21e rapport de la Fondation abbé Pierre), que des bidonvilles se reforment notamment pour « accueillir » les migrants, que l’endettement des ménages désireux d’acquérir leur logement explose, révélant des inégalités croissantes, la question du droit à un logement décent redevient une urgence.
Et ce n’est pas la loi « Égalité Citoyen­neté » que le gouvernement prévoit de présenter avant le printemps qui devrait y répondre. Le texte, qui envisage « des moyens supplémentaires pour imposer des programmes de logements sociaux dans les communes carencées » et plus de liberté aux bailleurs sociaux pour fixer les loyers, fait du logement un moyen d’action « en faveur de l’égalité et des valeurs de la République » au côté de l’école, de la langue française, de la lutte contre les discriminations, de la réserve citoyenne et du service civique (site Internet du Commissariat général à l’égalité des territoires).
Le logement n’y est envisagé que sous l’angle de la mixité sociale : cruelle et cynique défaite idéologique, lorsque l’on sait que ce vocable doit justifier de la baisse de financement du logement social dans des quartiers qui en « auraient trop », rarement pour que les ghettos de riches s’ouvrent aux classes populaires ! Or ceux qui usent et abusent de « mixité sociale », sont les mêmes qui façonnent la politique de la ville en termes de « crise », « d’écheveau de pathologies », de « handicaps sociaux » ou autre « dysfonctionnements urbains ». Les mots ont leur importance ; lorsque ceux qui concernent les quartiers populaires parlent de « retour au droit commun », de « réinsertion dans les territoires de la République », de « rétablissement de l’égalité », et s’inscrivent clairement dans les champs lexicaux de la maladie ou de la délinquance, la perspective du logement comme vecteur d’émancipation s’obscurcit nettement !

Logement
et qualité urbaine

Il y a moins de dix ans à peine, les discours politiques, d’où qu’ils venaient, s’attachaient au « droit à la ville », pervertissant la substance révolutionnaire et émancipatrice des travaux d’Henri Lefebvre. Comme si le « droit à la ville » n’était que la possibilité d’entrer en ville et non pas le droit de décider et d’œuvrer à une transformation pour plus de justice sociale et spatiale. Suivant le même rapport de force symbolique qui fait adopter aux dominés le vocabulaire des dominants, il s’agit de vider de leur subversion les mots forgés par les dominés. Le droit à la ville s’adresse d’abord aux marges, aux subalternes, aux périphéries. Il implique l’accès aux débats politiques, à la centralité et à la différence.
Ce que le logement porte alors c’est ce potentiel émancipateur. D’une part parce qu’il doit accueillir, protéger, il est cette coquille indispensable et, ce, quels qu’en soient la forme, le lieu, l’environnement, la sédentarité ou la mobilité ; d’autre part, parce qu’il doit laisser libre cours à l’invention humaine dans ses façons de l’approprier, de l’occuper, de s’y occuper, de le faire évoluer au fur et à mesure de la formation et de la re-formation du foyer. Il s’agit de garder à l’esprit ce contenu subversif de ce qui fait la ville. Sur fond de contexte libéral capitaliste, la réponse à la revendication du droit au logement s’est traduite par une perte de qualités urbaines, sans place pour des espaces urbains ouverts susceptibles d’être le lieu d’une éducation populaire et commune à la ville.

Dans un dossier précédent de La Revue du projet Anne Querrien écrivait ceci :
« On ne peut parler du logement populaire – qui devrait être bon marché, modifiable, aimable – qu’en s’intéressant également à son environnement, aux transports qui le lient à l’ensemble des lieux de travail ou de loisir alentour et à la multiplicité des espaces publics ou privés fréquentables. Le renouveau du logement populaire exige qu’il ne soit pas relégué, et que de nouvelles mesures soient prises pour lui dégager des emprises urbaines bon marché ou gratuites. Une réflexion collective, politique, syndicale et associative, devrait mettre en commun les droits et les devoirs associés à la propriété et à la location aujourd’hui pour définir un statut de propriété sociale temporaire, ajustable aux besoins de la vie, modifiable par ceux qui ont des projets d’installation longue, banalisée pour ceux qui préfèrent la mobilité. La propriété ne devrait plus être opposée à la location ; le droit d’usage d’un logement devrait être acheté contractuellement pour un temps indéterminé et transmis selon des règles qui en assurent un entretien normal. Un logement populaire ne doit être ni un bien spéculatif ni un espace répétitif et pédagogique, mais doit donner à chacun la liberté d’organiser sa vie hors travail à sa manière. La richesse des aménagements intérieurs dont sont capables les habitants des quartiers populaires est mise en valeur dans le livre Le renouvellement urbain. Le logement populaire à venir sera toujours plus divers, plus apte à accueillir les trajectoires sociales les plus variées ».

*Séverine Charret et Corinne Luxembourg sont responsables de la rubrique Production de territoires de La Revue du projet. Elles ont coordonné ce dossier.

La Revue du projet, n° 55, mars 2016
 

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Sortir de l’urgence, construire pour l’émancipation humaine, Séverine Charret et Corinne Luxembourg*

le 01 April 2016

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