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Sous le masque de la religion

Les « guerres de religion », par exemple celles du XVIe siècle en Europe, portent-elles bien leur nom ? Autrement dit, les querelles religieuses peuvent-elles dégénérer en conflits armés ? Ne faudrait-il pas à l’inverse considérer la religion comme une apparence masquant la vraie nature des luttes opposant les hommes entre eux, luttes liées aux antagonismes entre les classes ? Mais si tel est le cas, il resterait encore à expliquer pourquoi le conflit de classe revêt le masque de la religion ? C’est que la religion, pour Engels, n’est pas qu’un ensemble de croyances, mais un pouvoir politique et matériel bien réel.

Malgré les expériences récentes, l’idéologie allemande continue à ne voir dans les luttes auxquelles a succombé le Moyen Âge que de violentes querelles théologiques. Si les gens de cette époque avaient seulement pu s’entendre au sujet des choses célestes, ils n’auraient eu, de l’avis de nos historiens et hommes d’État nationaux, aucune raison de se disputer sur les choses de ce monde. Ces idéologues sont assez crédules pour prendre pour argent comptant toutes les illusions qu’une époque se fait sur elle-même, ou que les idéologues d’une époque se font sur elle. Cette sorte de gens ne voit, par exemple, dans la Révolution de 1789 qu’un débat un peu bouillant sur les avantages de la monarchie constitutionnelle par rapport à la monarchie absolue dans la Révolution de juillet, qu’une controverse pratique sur l’impossibilité de défendre le droit « divin » ; dans la Révolution de février, qu’une tentative de résoudre la question « république ou monarchie », etc. Les luttes de classes qui se poursuivent à travers tous ces bouleversements, et dont la phraséologie politique inscrite sur les drapeaux des parties en lutte n’est que l’expression, ces luttes entre classes, nos idéologues aujourd’hui encore, les soupçonnent à peine, quoique la nouvelle non seulement leur en vienne assez distinctement de l’étranger mais retentisse aussi dans le grondement et la colère de milliers et de milliers de prolétaires de chez nous.
Même dans ce que l’on appelle les guerres de religion du XVIe siècle, il s’agissait avant tout de très positifs intérêts matériels de classes, et ces guerres étaient des luttes de classes, tout autant que les collisions intérieures qui se produisirent plus tard en Angleterre et en France. Si ces luttes de classes portaient, à cette époque, un signe de reconnaissance religieux, si les intérêts, les besoins, les revendications des différentes classes se dissimulaient sous le masque de la religion, cela ne change rien à l’affaire et s’explique facilement par les conditions de l’époque.

Friedrich Engels, « La guerre des paysans »,
(1850), in Sur la religion, Éditions sociales,
Paris, 1972, p. 98 sq.

Les guerres de religions ? Une idéologie.
Engels écrit La guerre des paysans en 1850 « sous l’impression directe de la contre-révolution qui venait à peine de s’achever » et qui avait mis un terme à la révolution démocratique de mars 1848 en Allemagne. Dans cet ouvrage, il s’agit de montrer que 1848 s’inscrit dans une tradition allemande de révoltes plébéiennes qui remonte au moins à celle menée par Thomas Münzer(1) au XVIe siècle. Il s’agit aussi de relativiser l’échec du présent en montrant à quel point les forces révolutionnaires ont progressé depuis 1525, notamment du fait qu’elles comprennent désormais le véritable enjeu de l’opposition entre les classes.
Engels considère donc la guerre des paysans, comme un épisode de la lutte des classes. Cela suppose de s’affranchir des interprétations qui voient dans ces révoltes des « guerres de religion ». Selon ces interprétations, les luttes qui mirent un terme au Moyen Âge avaient pour cause des désaccords « au sujet des choses célestes ». La querelle de la transsubstantiation, par exemple, dont l’enjeu était de déterminer si le pain et le vin consommés lors du sacrement de l’eucharistie étaient véritablement le corps et le sang du Christ, serait à l’origine de la contestation de l’autorité du Vatican et de la Réforme protestante.
Cette manière de comprendre l’histoire, Engels et Marx en avaient fait la critique sous le nom d’ « idéologie », dès 1845. L’idéologie considère que le monde est dominé par des idées et que celles-ci sont les principes explicatifs des grandes évolutions historiques. L’idéologie ne revêt pas nécessairement une forme religieuse. Elle peut être politique. Ainsi, on peut concevoir la Révolution de 1789 comme la conséquence ultime d’un « débat un peu bouillant sur les avantages de la monarchie constitutionnelle par rapport à la monarchie absolue ». Là encore, la cause de la guerre réside dans la différence des idées. L’idéologie occulte des facteurs autrement plus déterminants selon Engels : les classes sociales, l’opposition de leurs intérêts matériels.
La critique de l’idéologie ne conduit pas à nier le rôle des idées dans l’histoire. Il s’agit seulement de relativiser leur importance. Ainsi des idées religieuses. Si elles ont bien un poids dans l’histoire, elles n’expliquent pas en dernière instance les luttes historiques. Pour éclairer celles-ci, il faut en revenir aux « intérêts matériels » des classes en présence. Les querelles théologiques s’enracinent dans des antagonismes sociaux.

Que dissimulent les guerres de religion ?
S’il est nécessaire d’aller regarder « sous le masque de la religion » pour découvrir la lutte des classes, une question demeure : qu’est-ce qui rend ce masque religieux nécessaire ? Pourquoi la lutte des classes ne se manifeste-t-elle pas directement sous la forme d’une lutte ayant pour objet des intérêts matériels ? C’est tout l’enjeu de l’analyse de ces « guerres de religion du XVIe siècle » auxquelles Engels s’intéresse dans le texte. Si l’on s’intéresse au conflit entre catholiques et protestants, on peut en effet être tenté de croire qu’il ne s’agit que de questions d’ordre théologique. Mais faut-il s’arrêter à cela ? Non d’après Engels, car la Réforme protestante dissimule une lutte bien plus décisive, une lutte contre le pouvoir de l’Église. Si la lutte prend une forme théologique, c’est parce que le pouvoir de l’Église catholique est alors un pouvoir politique et matériel bien réel. Comme l’affirmera Engels un peu plus loin, « les dogmes de l’Église étaient en même temps des axiomes politiques, et les passages de la Bible avaient force de loi devant tous les tribunaux ». Il est symptomatique à cet égard que la Réforme protestante ait pris pour cible la richesse démesurée de la papauté. Mais Engels ne se contente pas de mettre en évidence ce point, il va également proposer ce qu’on pourrait appeler une analyse de classe de la Réforme protestante et distinguer trois camps : le camp conservateur catholique, le parti de la Réforme luthérienne bourgeoise modérée et le parti révolutionnaire paysan et plébéien groupé autour de Thomas Münzer.
Ce n’est donc pas en s’en tenant à la surface des discours que les agents tiennent sur eux-mêmes que l’on peut correctement analyser une séquence historique où la religion semble prédominer, mais bien en soulevant le masque de la religion et en s’intéressant aux groupes sociaux qui le portent.  n

1) Thomas Münzer (1490-1525) : d'abord proche de Luther, ce prêtre sera l'une des figures de la guerre des paysans et développera une théologie révolutionnaire et égalitaire.  

Les luttes de classe dans l’Allemagne du XVIe siècle
Dans ce texte rédigé en 1850, Engels propose une analyse historique du soulèvement des paysans allemands de 1524-1526 qui a accompagné la Réforme protestante. On y découvrira une lecture sociale de conflits ordinairement présentés comme étant de nature principalement religieuse. Ce travail lui offre également l’occasion de faire le parallèle avec les bouleversements révolutionnaires qu’il vient de vivre dans l’Allemagne de la fin des années 1840.

La Revue du projet, n° 54, février 2016

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Sous le masque de la religion

le 15 February 2016

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