La revue du projet

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Objecteur de croissance, Paul Ariès*

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La grande question pour le 21e siècle est de renouer avec cette capacité à se donner des limites qui suppose d’en finir avec l’économisme (l’idée que « plus serait forcément égal à mieux ») de droite ou de gauche.

Nous vivons une véritable crise systémique (écologique, sociale, politique, humaine, etc). Ce qui fait lien, c’est le fait que nous avons perdu la capacité à nous donner des limites. Un individu incapable de se donner des limites va nécessairement les chercher dans le réel : conduites à risque, toxicomanie, suicides, etc. Une société incapable de se donner des limites va aussi les chercher dans le réel : épuisement des ressources, réchauffement planétaire, explosion obscène des inégalités. Les objecteurs de croissance ne sont donc pas des écolos plus « hard » que les autres. Je ne suis pas venu à la décroissance parce qu’il y a le feu à la planète, mais par refus du caractère aliénant de ce monde. Parler de société capitaliste est devenu ainsi un abus de langage. Ce monde de la marchandise ne fait plus société. La déliaison domine partout. Mon inquiétude est donc tout autant anthropologique que sociale ou écologique. Il ne faut pas seulement se demander quelle Terre nous léguerons à nos enfants mais quels enfants nous lèguerons à la planète.

Seuils d’irréversibilité

De la même façon que nous parlons de seuils d’irréversibilité sur le plan environnemental (au-delà de 2° celsius d’augmentation de la température, nous ne savons pas ce qui arrivera), il existe aussi des seuils d’irréversibilité sur le plan culturel et psychique. Je suis effaré par cette « basse culture » qui se développe.  J’ai peur aussi que nous ne donnions plus aux enfants la possibilité de se construire. Ces enfants qu’on fait grandir trop vite deviennent ensuite des ado-adultes parfaitement adaptés à la société de dévoration…Le grand enjeu est donc de remettre la « fabrique de l’humain » au cœur des réflexions et actions et pour cela d’admettre que la décroissance économique des riches est la condition d’une croissance en humanité. La gauche comme la droite sont responsables de la destruction des écosystèmes, car ces deux systèmes ont pillé la planète pour nourrir leur machine productiviste, mais ces deux systèmes ne sont pas dans la même posture. Les droites et les milieux d’affaires ont un vrai projet : le « capitalisme vert » c'est-à-dire la volonté d’adapter la planète et l’humanité elle-même aux besoins du productivisme (courant transhumaniste, nouvelle politique gouvernementale d’adaptation aux conséquences du réchauffement plutôt que de combattre ses causes).  Les gauches, à l’échelle internationale, restent largement aphones, car elles ne savent pas encore comment concilier les contraintes environnementales avec le souci de justice sociale et le besoin de reconnaissance, face à la société du mépris. Les gauches ne retrouveront une parole fécondante que si elles font sécession, que si elles font contre-société : nous ne pouvons peut être pas changer ce monde, mais nous devons au moins essayer d’en construire un autre. J’ai montré dans mon livre « La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance » que l’histoire depuis deux siècles est aussi celle du conflit entre deux gauches. D’un côté, une gauche productiviste qui a toujours eu foi dans le développement des forces productives, dans le mythe béat du progrès, cette gauche-ci a toujours été dominante mais elle a aujourd’hui du plomb dans l’aile car elle ne peut promettre, sincèrement, à plus des sept milliards d’humains d’accéder au pays de Cocagne, à l’abondance. D’un autre côté, existe aussi une gauche antiproductiviste qui plonge ses racines dans les luttes multiséculaires des milieux populaires contre ce qu’on nomme à tort le progrès, ces paysans refusant le passage de la faucille à la faux, ces ouvriers cassant certaines machines, etc. Cette gauche-là est celle du « droit à la paresse », (Paul Lafargue), des « sublimes », ces ouvriers hautement qualifiés qui choisissaient de travailler le moins possible, cette gauche fut au milieu du 20e siècle, celle du « vivre et travailler au pays ». Cette gauche antiproductiviste a toujours été dominée et ridiculisée. Elle a longtemps broyé du noir car elle croyait le peuple définitivement intégré à la société de consommation, donc définitivement perdu pour la révolution. Cette gauche antiproductiviste peut aujourd’hui devenir enfin optimiste, car la crise environnementale mais aussi la fin programmée des classes moyenne (cette génération des Bac + 5 à 1000 euros) rendant de nouveau possible la redéfinition d’un nouveau projet de société et d’un nouveau sujet capable de le porter.

Gratuité du bon usage

Nous ne pouvons plus refouler la grande question historique qui est celle du partage. Puisque le gâteau mondial (PIB) ne peut plus grossir, nous devons changer sa recette (qu’est-ce qu’on produit ? comment ? pour qui ?) afin de pouvoir le partager. L’époque est donc bien au retour des partageux. Le moment est venu de lier nos mots-obus (décroissance, anticapitalisme) à des mots chantiers : le ralentissement contre le culte de la vitesse, la relocalisation contre le mondialisme, la coopération contre l’esprit de concurrence, le choix d’une vie simple contre le mythe de l’abondance, la gratuité contre la marchandisation. Le grand combat aujourd’hui n’est plus de manifester pour le pouvoir d’achat mais de défendre et étendre la sphère de la gratuité. Tout ne peut être gratuit, donc il faut faire des choix. Veut-on la gratuité du stationnement pour les voitures, ou celle de l’eau vitale, de la restauration scolaire, des transports en commun, des services funéraires, etc.? Je propose donc un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage. Pourquoi paye-t-on l’eau, le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ? Ce qui vaut pour l’eau vaut pour l’ensemble des biens communs. Il n’y a pas de définition objective ou moraliste du bon usage et du mésusage, mais seulement une définition politique, c’est ce que les gens en feront.

Repoétiser nos existences

L’enjeu est double : donner du grain à moudre à la démocratie participative en n’oubliant jamais que la vraie démocratie, c’est toujours de postuler la compétence des incompétents, de rendre la parole à ceux qui en ont été privés, réapprendre à redevenir des usagers maîtres de nos usages, mais aussi combattre  l’insécurité économique. La force du système est sa capacité à insécuriser les gens…ce qui fonde la possibilité d’un gouvernement par la peur et du renforcement répressif. Si je suis partisan d’un revenu garanti couplé à un revenu maximal autorisé, c’est aussi parce que je fais le pari que des personnes sécurisées économiquement pourront développer les autres facettes de leur personnalité : nous ne sommes pas seulement des forçats du travail et de la consommation, mais aussi des citoyens, des artistes, des amants, etc. Nous devons repoétiser nos existences, libérer un désir authentique. Souvenons-nous de la place des poètes dans la Résistance ? C’est pourquoi je suis aussi pour un retour de la morale en politique. Nous devons réapprendre à parler au cœur et aux tripes. Nous devons regarder davantage les « gens de peu » que les couches moyennes. Le slogan de la décroissance « moins de biens, plus de liens » exprime ce désir d’une décroissance économique et d’une croissance en humanité. L’une ne peut pas aller sans l’autre.

*Paul  Ariès est directeur du Sarkophage, auteur de La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance (la découverte). Co-organisateur du 3e contre-Grenelle de l’environnement, le 2 avril 2011.

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le 12 March 2011

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