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La littérature jeunesse engagée, entre prescription et espoir, Clémentine Beauvais*

L’enfant n’est pas un citoyen comme les autres ; sa citoyenneté n’est pas en acte, mais en puissance.

« Il ne suffit pas d’accorder à l’écrivain la liberté de tout dire : il faut qu’il écrive pour un public qui ait la liberté de tout changer ». Ce mot d’ordre de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948, p. 163), véritable manifeste de la littérature engagée, s’applique à première vue très mal à la littérature pour enfants et pour adolescents. Il faudrait déjà, pourrait-on répondre, que l’écrivain pour la jeunesse ait la liberté de tout dire ; il est évident que ce n’est pas le cas, car ce genre de textes reste (auto)-censuré. Il faudrait ensuite, pourrait-on ajouter, que son public ait la liberté de tout changer. Or enfants et adolescents sont légalement, économiquement, politiquement, voire physiquement et psychiquement dépendants des adultes, qui structurent leurs existences et leur imposent leurs valeurs. Tout changer ? Ils ont déjà du mal à faire accepter à leurs parents de retarder de vingt minutes l’heure du couvre-feu…

Tout livre est porté par une idéologie
Il est pourtant indéniable qu’un grand nombre d’adultes – auteurs, illustrateurs, éditeurs, etc. – pensent qu’il est utile d’adresser à ce public des réflexions d’ordre politique. De là à en faire une littérature politiquement engagée, au même titre que le grand roman « à thèse » du milieu du XXe siècle ? Il me semble que c’est bien le cas. Un livre pour enfants engagés, selon ma définition (très large), est un livre s’adressant principalement à un public jeune, et qui exprime de manière active une idéologie dont les ramifications sociales ou politiques sont, sinon clairement montrées, du moins esquissées. Tout livre – jeunesse ou autre – est porté par une idéologie ; généralement, celle-ci est passive, intégrée au tissu du récit, non questionnée. Dans certains cas, elle est mise en lumière (par des stratégies linguistiques, narratives ou liées aux personnages, entre autres), et offre une réflexion quant à la possibilité d’un programme politique ou sociétal qui la refléterait. Ces livres-là peuvent être pensés comme politiquement engagés, même si leur identification est souvent sujette à débat.
Les livres jeunesse qui correspondent à cette définition ne sont pas une majorité, mais ils sont nombreux. Mon propre travail de thèse, sans souci d’exhaustivité, en recensait plus de 200 en se limitant aux albums jeunesse publiés depuis l’an 2000. La France est particulièrement bien servie, car on y trouve de nombreuses maisons d’édition dont l’une ou plusieurs des lignes éditoriales sont entièrement vouées à l’engagement politique : Rue du Monde, Talents Hauts, La ville brûle en sont de bons exemples. De grosses maisons d’édition ont aussi lancé des collections spécifiques, tels que « Ceux qui ont dit non », chez Actes Sud Junior. L’engagement politique, surtout à gauche, n’est donc pas un gros mot dans l’édition jeunesse française, même dans les prestigieuses maisons d’édition d’esthétique et de valeurs assez bourgeoises : le 40e anniversaire de Mai 1968 a été l’occasion d’un album à L’école des loisirs par Yvan Pommaux et Pascale Bouchié, Véro en mai (chez Rue du Monde, on a célébré l’événement avec Tous en grève ! Tous en rêve ! d’Alain Serres et Pef).

Une grande diversité de la littérature engagée pour enfants
La littérature engagée pour enfants est extrêmement diverse dans ses genres, formats et styles. On y trouve des fables animalières qui ne rougiraient pas d’être comparés à La ferme des animaux d’Orwell, comme le best-seller américain Clic, Clac, Meuh ! de Betsy Lewin et Dorin Cronin, où des vaches insatisfaites de leur traitement par le fermier décident de faire grève et font part de leurs revendications par l’entremise d’une machine à écrire ; ou encore La grève des moutons de Jean-François Dumont, qui explore pareillement les relations de production au sein d’une ferme ; ou, prônant la tolérance, l’album Un mouton au pays des cochons d’Alice Brière-Haquet et Pénélope Paicheler, où une famille de moutons buvant du thé à la menthe fait face à la méfiance d’un pays de porcelets très roses. On trouve des dystopies sombres et glauques, particulièrement en littérature adolescente. On trouve des récits de vie, vibrants de réalisme, historiques ou contemporains : le best-seller d’Annelise Heurtier Sweet Sixteen décrit les cahots de la déségrégation scolaire en Arkansas ; son dernier en date, Refuges, présente les histoires entrelacées de réfugiés érythréens à Lampedusa. Ce ne sont pas tous des livres sombres, loin de là : l’exquis Petit ChaPUBron Rouge d’Alain Serres (illustré par un talentueux collectif) montre avec drôlerie l’intrusion de la publicité dans toutes les productions culturelles qui nous entourent. Mais le ton, il faut l’admettre, est plus souvent sérieux, même pour les tout-petits. La voix d’Alice Brière-Haquet et d’Olivier Philipponneau se fait grave, par exemple, dans Le peintre des drapeaux, conte sur la guerre qui refuse aux petits lecteurs le happy end dont ils ont l’habitude.

Une littérature engageante
Que sont censés faire les enfants de ces textes engagés ? Dans la perspective sartrienne, la littérature engagée implique un autre critère que la liberté : la responsabilité. On écrit pour prendre à deux – auteur, lecteur – « la responsabilité de l’univers » (69) ; et on le fait librement et en connaissance de cause. La littérature engagée est une littérature engageante : elle doit durablement affecter le lecteur dans son projet, dans son comportement et dans ses actions. Or, un tel engagement peut paraître troublant quand son destinataire – oserait-on dire, sa victime ? – est un enfant. Une littérature qui interpelle et qui choque, c’est peut-être une littérature qui manipule et qui propagandise. Ce qui est engagé pour certains est donc prosélyte pour d’autres – particulièrement dans le champ ultra-surveillé de la littérature jeunesse. On se souvient (non sans un ricanement) de Jean-François Copé vilipendant l’album Tous à poil ! (Claire Danek & Marc Faniau) qu’il accusait de promouvoir, pour des raisons assez nébuleuses, la désormais notoire « théorie du genre ». Mais on rit plus jaune, du moins quand on est de gauche, en parcourant l’album américain Help ! Mom ! There are Liberals Under my Bed (Au secours ! Maman ! Il y a des Libéraux sous mon lit, de Katharine De Brecht), la triste histoire d’un jeune garçon qui, vendant de la limonade, se fait harceler par des Démocrates désireux de taxer son capital. Récemment, une polémique s’est déclarée en France autour d’un livre documentaire pour adolescentes publié par Fleurus, accusé de promouvoir la méfiance face à l’avortement, et de considérer le désir homosexuel féminin comme un caprice d’ado.

Un espoir dans les générations futures
Bien sûr, on peut toujours se dire que seuls les livres pour enfants penchant vers le marxisme, le féminisme, le multiculturalisme, sont de véritables livres engagés, et que tout livre conservateur n’est qu’un pamphlet réactionnaire ; que les uns ouvrent des espaces de réflexion là où d’autres les ferment ; mais ce n’est pas si simple, et comme à la chasse à la galinette cendrée, il peut être assez ubuesque de vouloir articuler la différence entre un « bon » et un « mauvais » livre engagé. Pour moi, tous ces livres témoignent à leur manière du pouvoir symbolique de l’enfant comme enjeu social, éthique et politique. L’enfant n’est pas un citoyen comme les autres ; sa citoyenneté n’est pas en acte, mais en puissance ; son avenir, aux contours encore indéterminés, semble à l’adulte vertigineusement ouvert. Ce n’est pas, comme Sartre, à un public (déjà) libre et (déjà) responsable que l’auteur engagé s’adresse quand il écrit pour les enfants. C’est au contraire à une liberté et à une responsabilité d’autant plus séduisante qu’elle a encore du temps pour se former. La littérature engagée pour la jeunesse est une forme d’engagement politique à retardement – pleinement existentiel en cela qu’il implique des effets au-delà de la vie même de l’adulte. C’est une forme de grande confiance, et aussi un bond dans l’inconnu, que d’écrire des livres pour enfants politiquement engagés. Au-delà des conflits de clocher, il faut voir dans cette pile de livres activement idéologiques un reflet de tout l’espoir que l’humanité continue de placer dans les générations futures, peut-être maladroitement, mais sans cynisme.

*Clémentine Beauvais est docteur en éducation (littérature jeunesse/ philosophie de l’enfance). Elle est chercheuse à Homerton College, université de Cambridge.

La Revue du projet, n°52, décembre 2015
 

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le 11 janvier 2016

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