C’est établi. Le réchauffement climatique brutal actuel est dû à l’activité humaine. Mais est-ce le fait de « l’homme » en général ou du « capital » ?
Tu as publié en 2013 avec Christophe Bonneuil, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, une nouvelle édition enrichie va bientôt sortir, vous utilisez le concept, pour nous un peu barbare, « d’anthropocène ». Que signifie-t-il ?
L’anthropocène, ce n’est pas la fin du monde, mais c’est tout de même celle d’une époque géologique… La notion a été développée dans les années 2000 par le géologue Paul Crutzen, prix Nobel de chimie 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone. Elle désigne une nouvelle époque géologique : nous sommes sortis de l’Holocène (depuis la dernière glaciation, les 12 000 dernières années) et nous sommes entrés dans une nouvelle époque marquée par la prédominance de l’humanité sur les grands équilibres du système Terre. L’humanité est devenue une force géophysique au même titre que la tectonique des plaques ou les volcans… C’est très spectaculaire. Mais le point le plus important est d’ordre temporel : l’anthropocène désigne un point de non-retour. Contrairement à l’expression « crise environnementale » qui désigne une épreuve brève dont l’issue serait imminente, l’anthropocène désigne une bifurcation géologique dans l’histoire de la Terre, sans retour prévisible à la normale de l’holocène. Ce que nous vivons n’est pas une simple crise environnementale mais une révolution géologique d’origine humaine.
Doit-on faire débuter l’anthropocène en 1800 ou dès le capitalisme marchand du XVIe siècle ?
Le débat sur le point de départ de l’anthropocène fait rage. La date choisie dépendra principalement des preuves stratigraphiques que les promoteurs de l’anthropocène pourront mobiliser. Cette question est cruciale car pour convaincre la communauté géologique internationale (généralement plus intéressée par le pétrole que par le changement climatique…) il faut du solide : des traces dans les roches, dans les sédiments etc. L’idée de départ de Crutzen était de prendre la révolution industrielle comme début de l’anthropocène. Il avait proposé 1784, date symbolique du brevet de perfectionnement de la machine à vapeur par James Watt. On pourrait aussi faire remarquer que vers 1830 la teneur en CO2 de l’atmosphère dépasse le maximum holocénique, ce qui marque bien un changement dans la dynamique du système terre.
Mais pour un marqueur géologique, le problème de l’augmentation du CO2 est qu’il s’agit d’un phénomène très progressif qui a lieu tout au long des XIXe et XXe siècles. Walter Ruddiman remarque même que dès 5000 ans avant notre ère la quantité de méthane atmosphérique augmente déjà du fait de l’agriculture et de la riziculture en particulier… Pour couper court aux problèmes, les promoteurs de l’anthropocène réunis au sein de l’Anthropocene working group envisagent de prendre 1963 : le traité interdisant les essais nucléaires dans l’atmosphère conduit à une baisse nette des radionucléides dans les sédiments. Politiquement et symboliquement ce n’est sans doute pas le choix le plus fort…
Aussi, certains proposent la date de 1610 : du fait de la « découverte » de l’Amérique et des 50 millions de morts qu’elle a causés, le couvert forestier américain s’accroît et stocke du carbone (ce qui aurait d’ailleurs contribué au petit âge glaciaire en Europe). Les carottes glaciaires montrent autour de 1610 une chute nette du CO2 dans l’atmosphère causée par l’action humaine. Parallèlement au CO2, toute la botanique du globe est modifiée par transfert de plantes, ce qui laisse une multitude de traces sédimentaires. Si prendre un point bas du CO2 comme marqueur de l’anthropocène peut paraître étrange, cette proposition a néanmoins le mérite de souligner l’importance de la globalisation économique depuis le XVIe siècle dans l’avènement du capitalisme industriel. Et cela correspond bien à l’historiographie récente de la révolution industrielle qui insiste sur la dimension globale du phénomène : par exemple à quoi serviraient la machine à vapeur et les machines textiles au début du XIXe siècle sans le coton américain produit à bas coût par des esclaves ? Si l’Angleterre avait dû substituer à ce coton des fibres de laine, elle aurait dû consacrer l’essentiel de son territoire aux pâturages… Les contemporains en avaient d’ailleurs pleinement conscience : en 1745 l’économiste Malachy Postlethwayt décrivait l’empire britannique comme « une magnifique superstructure de commerce américain et de puissance maritime sur une fondation africaine » (je ne sais pas si c’est exactement ça...)
À propos de la mondialisation, sont souvent évoqués des échanges marchands inégaux entre pays (matières premières/produits manufacturés à faible valeur ajoutée/produits industriels de haute technologie). Mais vous parlez également d’un échange écologique inégal. De quoi s’agit-il ?
Dans les années 1950-1970 à la suite des travaux de Raul Prebisch (l’ancien directeur de la Banque centrale d’Argentine), les économistes s’intéressaient beaucoup à l’échange inégal, au fait majeur que les pays industriels échangent avec les pays pauvres des biens incorporant des quantités de travail très différentes. Actuellement, des écologues, des géographes et des historiens d’inspiration éco-marxiste proposent de revisiter la notion d’échange inégal en étudiant « l’empreinte écologique » des biens échangés. Cela peut se mesurer en joules, en tonne de matières premières, en émissions de CO2 ou bien en « hectares fantômes ». Par exemple vers 1850, lorsque la Grande-Bretagne échange 1 000 £ de tissus contre 1 000 £ de fibre de coton brut, il a fallu 60 fois plus de surface pour produire ce coton que pour nourrir les ouvriers anglais qui ont fabriqué les tissus. D’une manière générale, l’énergie fossile, en accroissant la productivité des pays du centre, a nécessité l’exploitation de la nature sur l’ensemble de la planète : coton bien sûr, mais aussi caoutchouc, cuir, phosphates, bois, minerais métalliques, huiles etc. etc.
Comment l’empreinte écologique des nations hégémoniques a-t-elle évolué ?
La seconde moitié du XXe siècle est marquée par une dépendance beaucoup plus grande des pays riches envers les ressources naturelles des pays du Sud, en particulier dans le domaine énergétique mais pas seulement. Dans la nouvelle version de L’événement anthropocène nous essayons, Christophe Bonneuil et
moi d’objectiver cette captation écologique au profit des puissances dominantes en étudiant la balance commerciale matérielle des pays occidentaux depuis les années 1950. On considère la balance commerciale non pas en dollars ou en euro, mais en tonnes de matière, toute matière confondue. Un aspect nous a frappés : les pays occidentaux se singularisent par leur balance extrêmement déficitaire. La force des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest a été d’externaliser leur pression environnementale sur le reste du monde. Une remarque au passage : si d’un point de vue environnemental on retient de l’URSS un certain nombre de grandes catastrophes (Tchernobyl, la mer d’Aral etc.), il faut souligner que du point de vue des échanges globaux de matière, la grande différence entre communisme et capitalisme est que le bloc de l’Est n’a pas été capable de drainer les richesses naturelles de la planète. D’où la dégradation environnementale peut être plus forte de son territoire.
Qu’y a-t-il de nouveau après guerre ? Qu’est-ce que la « grande accélération » ?
Le terme de « grande accélération » désigne la croissance très rapide à l’échelle globale des consommations matérielles et des pollutions dans les années 1950. Toutes les courbes (émissions de CO2 bien sûr, mais aussi consommation d’engrais, d’eau, les statistiques du commerce international etc.) s’affolent dans les années 1950. Il est frappant de voir combien cette grande accélération a été préparée par la seconde guerre mondiale. De nombreuses technologies « brutales » essentielles pour l’Anthropocène sont des créations militaires : les pesticides, les engrais (pour les explosifs), la pêche industrielle (le nylon des filets, les sonars etc.) sont hérités de technologies militaires. L’aviation civile est une fille de la seconde guerre mondiale : aluminium, carburant d’aviation, moteurs à réaction etc. La guerre froide joue aussi un rôle fondamental : on pense au nucléaire bien sûr, mais plus insidieusement, les historiens ont pu montrer par exemple que la suburbanisation et la motorisation aux États-Unis sont liées à un impératif de défense nationale. En 1956, Eisenhower fait passer une loi permettant le financement pour 70 milliards de dollars d’un réseau national d’autoroutes. L’enjeu est de promouvoir la « dispersion industrielle » : répartir les forces productives américaines sur l’ensemble du territoire pour rendre le système industriel plus résilient face au feu nucléaire soviétique.
En 2011, le président équatorien Rafael Correa lançait le projet Yasuni ITT (engagement à maintenir sous terre du pétrole brut localisé en Amazonie contre une contribution financière internationale). Sans succès. Que penses-tu d’une telle initiative ?
L’idée est très séduisante et l’échec (les pays riches n’ont pas voulu contribuer) très déprimant. On pourrait sans doute discuter de l’écologie en acte des socialismes andins. Pour ce qui est de la Bolivie on a d’un côté un discours très fort sur les droits de la nature et de la Pachamama et de l’autre Evo Morales entend développer l’extraction de lithium et l’industrie nucléaire…
Pour revenir à Correa sa proposition était d’autant plus intéressante qu’elle reposait la question climatique non pas en ce qui concerne les solutions « en fin de tuyau » (comment réguler les émissions ? comment taxer la tonne de CO2 etc. ?) mais en amont : il faut laisser le carbone sous terre. Or c’est bien en effet la seule manière sérieuse d’agir. On sait que pour ne pas dépasser les fameux 2 °C en 2100, il faudrait laisser 2 000 gigatonnes de carbone sous le sol soit les 4/5e des réserves prouvées de pétrole, de charbon et de gaz. Et ces 2 000 gigatonnes représentent, aux cours actuels, quelque 20 trilliards de dollars…
En conclusion, comment justifies-tu l’emploi du terme « capitalocène » plutôt que celui « d’anthropocène » ?
En un sens anthropocène, c’était le pire mot possible : il donne l’impression d’une humanité collectivement responsable de la crise environnementale alors que les responsabilités sont extraordinairement différentes entre les nations et les classes sociales. Anthropocène a aussi un côté malthusien : le problème c’est l’humanité en tant qu’espèce biologique. Or, si la démographie a certes à voir avec la crise environnementale ce n’est certainement pas le facteur majeur. Entre 1800 et 2000 la population mondiale a été multipliée par 7, mais la consommation d’énergie par 50 et le capital (selon les chiffres de Thomas Picketty) par… 134. Si selon le mot de Frederic Jameson, il est plus facile « d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », c’est que ce dernier est devenu coextensif à la Terre. Les trois derniers siècles se caractérisent par une accumulation extraordinaire de capital. Et au final c’est bien cette dynamique d’accumulation du capital qui a sécrété une « seconde nature » faite de routes, de plantations, de chemins de fer, de mines, de pipelines, de forages, de centrales électriques, de marchés à terme et de porte containers, de places financières et de banques structurant les flux de matière, d’énergie, de marchandises et de capitaux à l’échelle du globe. C’est cette technostructure orientée vers le profit qui a fait basculer le système terre dans l’anthropocène. Le changement de régime géologique est le fait de « l’âge du capital » (Eric Hobsbawm) bien plus que le fait de « l’âge de l’homme » dont nous rebattent les récits dominants.
*Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences. Il est chercheur au CNRS.
Entretien réalisé par Pierre Crépel
La Revue du projet, n° 51, Novembre 2015
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