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L’Odyssée d’Homère (II)

Ce que c’est que la poésie. L’Odyssée, il fallait bien y revenir. L’épisode est connu. À partir du Chant IX, Ulysse, échoué sur l’île des Phéaciens, raconte au roi Alcinoos les aventures qu’il a vécues depuis son départ de Troie. Après une escale sanglante chez les Cicones et une autre, indolente, chez les Lotophages, Ulysse et ses compagnons arrivent sur l’île du cyclope Polyphème, fils de Poséidon. Celui-ci les capture et les enferme dans sa grotte, pour les dévorer deux par deux. Ulysse met au point un stratagème pour s’échapper : enivrer le cyclope pour qu’il s’endorme, lui crever l’œil, et cacher ses hommes sous les brebis du monstre et s’échapper ainsi sans encombre. L’extrait choisi recèle, outre la description terrible du mangeur d’hommes, une mise en scène extrêmement fine et puissante de la parole poétique. Arrêtons-nous sur les mots. La parole est immédiatement assimilée à l’ivresse, la douce, celle qui endort la méfiance et trompe les sens. Ulysse et Polyphème se livrent à une joute verbale. Mais ils n’ont pas la même maîtrise de cet art. Polyphème, comme son nom l’indique (Πολύ / ϕημοϛ – Polu / phèmos), est « celui qui parle beaucoup », le « bavard ». Ulysse, lui, est l’ Ἃνδρα πολύτροπον » (Andra polutropon), « l’homme rusé », « l’homme au mille tours ». Ses mots sont « doux comme le miel ». Il y a donc entre les deux une différence qualitative de la parole. L’un parle trop, comme il rote, et sans réfléchir ; l’autre met dans chacune de ses tournures un ordre et une science délibérés. Ulysse est un aède, un poète. Comme un aède, il raconte son histoire aux Phéaciens pour tirer d’eux des larmes et des rires. Comme un aède, il trompe Polyphème de sa dangereuse poésie.
Mais les mots ont des profondeurs que même le plus habile des poètes ne saurait soupçonner. Ulysse ne se doute pas de la portée de ses propres paroles. Pour lui, la ruse est simple : lorsque Polyphème se plaindra auprès de ses congénères que « Personne » l’a attaqué, ils lui riront au nez. En réalité, si l’on s’attarde là encore sur le grec, c’est le sens profond de l’œuvre homérique qui se trouve dans un mauvais jeu de mot. Le calembour est difficilement traduisible et joue sur plusieurs niveaux. Le mot utilisé pour « Personne » est « Οὔτιϛ » : Ou / tis ; littéralement, « pas quelqu’un », le « Οὔ » servant de préfixe négatif. Pourtant, le mot qui se rapporte traditionnellement à Ulysse est « μῆτιϛ » (mètis) c’est-à-dire la sagesse, la prudence. Mais ce mot de « μῆτιϛ » est par ailleurs un synonyme de « Οὔτιϛ », le « μῆ= » pouvant aussi bien être un préfixe négatif. Ulysse aurait bien pu dire à Polyphème s’appeler « Mètis ». C’eût été moins un mensonge qu’un double-sens : lui déclarant s’appeler « Personne », il aurait néanmoins signé son affirmation par ce double sens de « sagesse ». Ulysse choisit donc de mentir, peut-être par excès de prudence, justement… Il dit bien « Οὔτιϛ  », pas «  μῆτιϛ » insistant donc sur le nom « Personne ». Or, ce mot va agir comme une malédiction. Arrivant sur l’île de Polyphème, Ulysse n’est qu’au début de son voyage. Sur la mer, Ulysse va perdre davantage que ses compagnons : il va perdre son nom. L’Odyssée est un voyage vers l’innommé. C’est-à-dire vers l’inhumain, le monstrueux. La quête de soi est une quête d’humanité. Ulysse va découvrir des terres « hors-la-loi », où l’on ne connaît ni le pain, ni l’hospitalité, ni la crainte des dieux. Et où la rumeur de son nom n’est pas parvenue. L’épisode des Sirènes est mémorable. Ulysse ne résiste pas à l’écoute de leur chant justement car, pour le charmer, celle-ci le caresse de son nom et de sa gloire : « Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce ».
Le chant IX, où débute le récit d’Ulysse, met en lumière la remarquable architecture de l’œuvre. Pour la première fois, Ulysse se nomme devant Alcinoos, brisant ainsi la malédiction qu’il s’apprête à subir dans le récit rétrospectif de ses aventures. En quelques vers, l’ensemble de l’œuvre est parcourue. Un jeu de mot fait naître l’épopée. Et si la poésie n’était non pas tant l’art de nommer les choses, comme on le dit souvent, que d’assumer les conséquences du nom ? 

Victor Blanc

« Ainsi dit-il, et je lui reversai du vin de feu ;
trois fois je l’en servis, et trois fois l’imprudent le but.
Puis, quand le vin lui eut embrumé les esprits,
je lui soufflai ces mots aussi doux que du miel :
’’Cyclope, tu t’enquiers de mon illustre nom. Eh bien
je te répondrai : mais tu n’oublieras pas le don promis !
Je m’appelle Personne, et Personne est le nom
que mes parents et tous mes autres compagnons me donnent.’’
À ces mots, aussitôt, il repartit d’un cœur cruel :
’’Eh bien, je mangerai Personne le dernier
et les autres d’abord. Voilà le don que je te fais !’’
Alors, tête en arrière, il tomba sur le dos ;
puis sa grosse nuque fléchit, le souverain dompteur,
le sommeil, le gagna ; de sa gorge du vin jaillit
et des morceaux de chair humaine ; il rotait, lourd de vin. »

(L’Odyssée, Chant IX, vers 360-374, trad. Philippe Jaccottet)

La Revue du projet, n° 51, Novembre 2015

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