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La Grande Crise. Comment en sortir autrement, James K. Galbraith

Seuil, 2015

Par Igor Martinache

Comme dit l’adage, les chiens ne font pas des chats. En l’occurrence, James Galbraith s’inscrit résolument dans les pas de son iconoclaste de père, John, auteur entre autres du Nouvel État industriel (1967) et élevé au rang de classique sans pour autant faire école. Tout en reconnaissant à plusieurs reprises sa dette intellectuelle à l’égard de son géniteur, l’auteur refuse tout comme lui de s’inscrire dans l’une des chapelles qui structurent la « science » économique contemporaine (néo- et nouveaux classiques, nouveaux et post-keynésiens, marxistes, etc.), dont il résume les positions respectives pour mieux montrer ensuite leurs insuffisances pour comprendre l’épisode de « crise » ouvert depuis 2008, comme d’ailleurs les précédents historiques. Car, comme l’indique sans ambages son titre, l’ouvrage constitue bel et bien une nouvelle proposition pour comprendre la crise, un filon éditorial désormais usé jusqu’à la corde. Mais il serait toutefois dommage de passer à côté, tant, par rapport à nombre de textes du genre, son cadre d’analyse se révèle bien plus réflexif et élargi, tant, du point de vue historique que de celui des dimensions prises en compte. Après avoir dès l’introduction présenté les principales explications concurrentes de la « Grande Crise financière » et leurs limites respectives selon lui, à savoir les thèses du « cygne noir », des « longues traînes », les explications par les bulles, celles qui incriminent les interventions publiques ou a contrario la montée des inégalités, James Galbraith s’emploie ensuite à développer son propre « récit », accordant notamment, contrairement à la plupart de ces dernières, un rôle endogène et prépondérant au secteur financier et à son fonctionnement proprement délictueux que nombre d’observateurs contemporains rechignent cependant à reconnaître comme tel. Plus profondément encore, James Galbraith s’efforce de montrer que pour vraiment comprendre ce qui est réellement en jeu derrière la situation actuelle, il faut revenir sur les fondements mêmes de l’activité économique, tels qu’ils ont été posés notamment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en réintégrant dans l’analyse des facteurs physiques – et en premier lieu la question des ressources et de l’efficacité énergétiques – et politiques – les deux étant du reste en réalité indissociables. Il s’agit ainsi d’abord de comprendre que la phase de « croissance » qui a caractérisé les trois décennies d’après-guerre constitue un double mirage : en raison d’une part de son caractère exceptionnel au regard du temps long, et d’autre part de celui littéralement insoutenable des facteurs dont elle s’est alimentée. Or, s’agissant des premiers, les économistes se sont eux-mêmes bercés d’illusions, élaborant dans les années 1950 des modèles de croissance encore en usage et enseignés aujourd’hui malgré leur caractère obsolète selon l’auteur, faute notamment d’avoir intégré la question pourtant primordiale des ressources naturelles, et plus particulièrement énergétiques. Or, c’est bien là que se situe le nœud du problème selon lui, expliquant dans un chapitre central en quoi la disponibilité relative de ces dernières jouant le même effet sur l’activité économique qu’un « collier étrangleur » sur un chien, visible dans le caractère cyclique du prix des matières premières considérées et que les décideurs politiques ont bien compris contrairement aux économistes. L’auteur aborde encore au fil de ses raisonnements de nombreux aspects majeurs, comme le rôle des taux d’intérêt, des guerres, des innovations, et notamment du numérique, ou encore de la situation spécifique de la zone euro, battant en brèche de nombreuses idées reçues largement diffusées. Il montre les failles béantes de certaines études économétriques s’employant à établir certaines corrélations fallacieuses, entre réduction de l’endettement ou du déficit public et croissance du PIB, comme le font respectivement, le fameux article de Reinhart et Rogoff ridiculisé par un étudiant de deuxième cycle et une étude d’Alesina et Ardagna pour le National Bureau of Economic Research. En fin de compte, James Galbraith renvoie pratiquement dos-à-dos les deux grands ensembles dominants de politiques symétriques préconisées pour « sortir » de la crise, prônés respectivement par ceux que l’auteur baptise d’après Paul Krugman les économistes « de l’eau douce » et de « l’eau salée », et consistant à croire que le salut viendra soit d’un surcroît de libéralisation, soit au contraire d’un vaste plan de relance budgétaire, même si à court terme du moins, les seconds l’emportent malgré tout selon lui en pointant le rôle des stabilisateurs économiques et de l’effet multiplicateur dont les zélateurs les plus caricaturaux du marché ne semblent pas à même de saisir la nature réelle. Néanmoins, la véritable sortie de crise ne réside pas selon lui dans une chimérique reprise d’une croissance forte, mais dans l’élaboration d’un modèle de « croissance lente » dont le socle ne soit plus l’investissement en capital, et la recherche de la substitution de ce dernier et de la consommation énergétique au travail, mais qui privilégierait au contraire l’emploi de la main-d’œuvre sur ces deux autres facteurs dans des unités relativement décentralisées, et impliquant entre autres un partage plus poussé du temps de travail, une protection sociale renforcée et une forte taxation du capital, et notamment des successions. Vaste programme qui mériterait à tout le moins d’être sérieusement mis publiquement en débat. Et au-delà, ou plutôt en deçà, de ces propositions politiques découlant logiquement de l’analyse proposée, l’ouvrage de James Galbraith vaut également pour son style vivant et pédagogique, qui offre ainsi au lecteur de tout âge et tout « niveau » une leçon tout à la fois d’économie, d’épistémologie, d’histoire et de politique comme on aimerait en avoir plus souvent !

La Revue du projet, n°50, septembre 2015
 

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le 03 November 2015

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