La revue du projet

La revue du projet
Accueil
 
 
 
 

La gauche au temps des radicaux (1918-1941), Guillaume Roubaud-Quashie

La question biface de la gauche au XXe siècle : quel contenu, quels contours, quelles alliances, quel écho, du mot comme de la chose ?

1919 : les élections législatives portent au pouvoir le bloc national, large et dure union des droites. La gauche est divisée : les socialistes d’un côté, renouvellent leur position d’avant-guerre en adoptant la « motion Bracke », refus de participation gouvernementale aux côtés de forces non ouvrières. Quant aux radicaux, ils se retrouvent alliés avec la droite cléricale au nom supérieur de l’ordre menacé dans un contexte d’énormes manifestations nationales et de révolutions mondiales.
« La gauche » n’est pas à l’ordre du jour : niée par les radicaux comme par les socialistes en quelque sorte.
La droite gouverne en revanche, et de la plus belle eau, celle de Poincaré : 15 000 licenciements de grévistes en 1920, l’armée mobilisée pour la répression…

1920-1921 : c’est le temps, bien connu, des scissions dures au sein du mouvement ouvrier, la majorité politique rejoint le communisme, la majorité syndicale s’y dérobe.
Le mot revient dès les élections suivantes (1924) avec le Cartel des gauches, rendu possible par la fin de la participation radicale au Bloc national en 1923 en raison de la question laïque (maintien du Concordat en Alsace-Moselle). Le radical Édouard Herriot se rapproche ainsi des socialistes, sans que ceux-ci participent pour autant au gouvernement qu’ils soutiennent. L’union de la gauche est toutefois minimale : sans les communistes et au contenu faible, on l’appelle à l’époque le « cartel d’une minute » (le temps du vote). Il répond pour une part au mode de scrutin mis en place : scrutin de liste avec prime majoritaire. Son œuvre est modeste : Jaurès au Panthéon, reprise d’une politique laïque, reconnaissance de l’URSS. Les heurts économiques sont précoces : la Banque de France (alors aux mains des 200 plus gros actionnaires, les « 200 familles ») menace le gouvernement et le 21 juillet 1926, Herriot tombe sous les applaudissements des épargnants massés aux abords de la Chambre des députés. Mais le Cartel des gauches, c’est aussi la guerre du Rif, dès 1925 côté français (poursuivant l’œuvre coloniale puissamment impulsée par les hommes de gauche comme Ferry). Les communistes sont, sur le terrain, aux côtés des insurgés, au premier rang de la première campagne anticolonialiste du pays. Ajoutons que, pour les communistes, c’est la période dite de « bolchevisation » marquée par l’affirmation effective d’une singularité sociale (ouvriérisation de l’appareil et de toutes ses instances de direction), et le renforcement d’une perspective politique révolutionnaire (la rupture avec le parlementarisme SFIO s’accentue).
Avec le Cartel, le mot « Gauche » revient au pouvoir ; une alliance reprend consistance mais elle n’est pas complète et le contenu est inégal : laïcité ; rhétorique « petits contre gros » sans lutte contre le capital. Dès 1926, c’est fini, une coalition gauche/droite revient, les radicaux repartent à droite sous la direction de Poincaré : le thème de l’incompétence économique de la gauche s’affirme.

1928 est l’occasion d’un durcissement côté communiste : les contradictions capitalistes ramènent sur le devant de la scène, pense-t-on, la question révolutionnaire. Il s’agit donc de s’affirmer comme une force autonome, refusant toute alliance, en vue de la reprise du processus révolutionnaire mondial : c’est la tactique dite « classe contre classe ». Dix ans après 1917, l’heure n’est pas à la gauche, l’heure est à la Révolution, pense-t-on à l’Internationale. Il faut même démasquer en urgence tout ce qui pourrait détourner les énergies de cet objectif. En France, le 6e congrès du PCF, à Saint-Denis, adopte une 17e thèse consacrée au Parti socialiste et à son évolution en « parti ouvrier-bourgeois ». Synthétisons-la : « Le mouvement réformiste d’avant-guerre [1re période] s’est développé lors de la guerre en social-chauvisinisme. » (2e période). 3e période (celle du congrès) : « il se développe comme social-impérialisme et social-fascisme. » « Le travail de corruption de la bourgeoisie, corruption directe ou indirecte, matérielle ou morale, honorifique, etc., base de la gangrène opportuniste dans le Mouvement ouvrier, et le changement de composition sociale du parti socialiste, constituent un processus incessant qui a atteint aujourd’hui en France un degré tel qu’il a changé la nature de ce parti. On ne peut plus le considérer comme le parti reflétant les intérêts de l’aristocratie ouvrière et d’une partie de la petite bourgeoisie. » Il utilise pour la bourgeoisie l’influence qu’il a encore sur des couches considérables de la classe ouvrière et des masses laborieuses. De « parti de défense de la bourgeoisie chancelante » après-guerre, il est devenu un « parti d’offensive forcenée de la grande bourgeoisie contre la classe ouvrière ». Pour empêcher l’afflux des travailleurs vers le Parti communiste – afflux qui tarde en effet à venir, les effectifs communistes s’effondrant dans cette période –, il déploie toute une « phraséologie socialiste de gauche » en laissant s’exprimer son aile gauche (Zyromski, etc.).
De fait, le PCF, sur cette ligne, est très affaibli. L’application la plus dure de la ligne se fait jour en 1932. La discipline républicaine est explicitement refusée avec maintien systématique au second tour. L’affaire passe vraiment mal chez maints communistes français, ce qui montre quand même l’ancrage dans la population de ce sentiment de gauche, jusqu’au sein de la direction du PCF bolchevisé où Gabriel Péri comme Pierre Semard montrent leurs réticences. En France, la tactique n’apporte dans l’immédiat aucun résultat, bien au contraire : 10 députés seulement sont élus. La Révolution ne survient pas.
Côté socialiste, il y a effectivement des évolutions et des contradictions. La ligne reste officiellement marxiste, la déclaration de principes de 1905 est inchangée. Le guesdisme vaut doctrine officielle, autour de Léon Blum, et surtout de Paul Faure, principal dirigeant de la SFIO. Mais la pratique parlementaire, municipale, etc. est loin des déclamations marxistes. Ajoutons que des courants politiques se structurent autour de proches de Jaurès comme Pierre Renaudel ou Marcel Déat. Ce dernier publie Perspective socialiste en 1931 où il prône l’alliance de la classe ouvrière et des classes moyennes et la participation gouvernementale, développant une vision positive de l’État incluant le planisme (aux antipodes de la ligne guesdiste) : c’est le mouvement néosocialiste. Une gauche s’organise autour de trotskistes qui montent progressivement après les déchirements soviétiques, l’entrisme et les départs du PCF notamment.

Chez les radicaux, la période est marquée par un désarroi certain, notamment parce que le programme est épuisé. C’est l’érosion, même s’ils restent le principal parti de gauche et que le cœur laïc est vif, appuyé sur la Libre-Pensée (en déclin), la maçonnerie…

La crise vient rebattre les cartes. Déclenchée en 1929, elle touche surtout la France en 1931, puissamment. Événement mondial bien sûr : la victoire de Hitler en Allemagne, cœur battant du Mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle, terre modèle pour les communistes et les socialistes résolument désunis. Le choc est majeur pour les communistes. Thorez invente ainsi une nouvelle tactique avec Eugen Fried et Dimitrov : le Front populaire. Les socialistes aussi sont remués. En novembre 1933, Déat et les néosocialistes sont exclus. En voie de durcissement, ils prônaient un triptyque : ordre, autorité, nation. Ils fondent alors le Parti socialiste de France Union Jean-Jaurès qui se fond en 1935 dans l’Union socialiste révolutionnaire.

De fait, le modèle soviétique trouve un écho croissant, lui qui échappe à la crise et affiche le succès de ses plans quinquennaux, Magnitogorsk et ses tonnes d’acier ! Le planisme développé par les socialistes se veut ainsi une réponse intégrant cet élément. Le socialiste belge Henri de Man propose ainsi dès 1933 une économie mixte planifiée. En France, la CGT confédérée (celle de Léon Jouhaux, sans communistes) et les néos y réfléchissent activement. Le thème monte surtout à partir des suites données à l’émeute fascisante du 6 Février 1934 dans les syndicats. C’est là que le projet se développe (surtout dans la CFTC et la CGT confédérée, plutôt que dans la CGT unitaire de Benoît Frachon). La revue Plans est ainsi fondée par des hauts fonctionnaires, architectes, etc., partisans d’une économie mixte.

Si certaines idées assez neuves peuvent plus ou moins faire accord, quelles stratégies de rassemble­ment pour les porter ?
Il n’y en a point. Le PCF parle d’unité de la classe ouvrière ; d’unité de la classe ouvrière et des masses paysannes ; d’unité de la classe ouvrière et du « prolétariat de l’intelligence ». Il y a aussi le fameux discours de Thorez où la main est tendue aux travailleurs chrétiens comme aux travailleurs ralliés aux Croix-de-feu. C’est une unité de classe qui est cherchée par le PCF.
Plus particulièrement et plus prioritairement, c’est l’unité avec les socialistes qui est visée afin de rassembler les ouvriers communistes et leurs frères socialistes. C’est dans cet esprit que sont organisées les fusions d’organisations de jeunesse communistes et socialistes en Espagne comme en Belgique – c’est l’échec en France du fait de l’extrême vigilance anticommuniste des instances dirigeantes de la SFIO (Blum, Faure…).
Le titre du rapport de Maurice Thorez à Villeurbanne au 8e congrès (janvier 1936) se fait toutefois plus audacieux : « L’union de la nation française ». De la classe à la nation il y a élargissement, mais de gauche il n’est pas question. De fait, ce n’est pas le Front de gauche qui est initié mais le Front populaire avec cette belle ambiguïté de « populaire » (peuple-Nation ; peuple-classes populaires). Le mot « gauche » ne semble pas davantage présent chez les socialistes et les radicaux – autant qu’on sache.
Cette union est clairement défensive face à la montée du fascisme. En ce sens, il ne s’agit pas de bâtir le socialisme : les communistes freinent même les socialistes afin que les radicaux, principale force de gauche, ne soient pas effrayés et se rallient bien. Objectif : empêcher le basculement des classes moyennes du côté du fascisme.

Avec le Front populaire apparaît une réalité nouvelle, celle d’un programme sur lequel se rassemblent les forces qui participent au Front populaire, programme bâti autour de trois thèmes – le pain, la paix, la liberté – et qui est aussi largement popularisé dans le pays. Le Front populaire introduit une nouveauté très importante mais non durable. Il associe à une alliance politique un rassemblement de très nombreuses organisations (90) sportives, culturelles, laïques, humanitaires, syndicales, etc.

Les élections législatives marquent une courte victoire. Grosse progression communiste (passage de 10 députés à 73) ; érosion radicale plus marquée que prévu ; succès socialiste modeste mais qui les fait passer en tête. La libération populaire à l’annonce de cette victoire électorale suscite les puissantes grèves et manifestations qu’on connaît.

Le puissant mouvement social suscite – très schématiquement – quatre positions à gauche. Les radicaux exigent son arrêt immédiat, il faut de l’ordre et cesser la démagogie ; leur électorat, de fait, est effrayé (couches moyennes salariées et petits bourgeois). Les socialistes veulent faire cesser cela au plus vite pour ne pas alarmer le capital qui pourrait sévir comme en 1924-1926. Les communistes disent : gagnons tout ce qu’il y a à gagner, ni plus ni moins. Dernière position, émise depuis les rangs de la SFIO : celle de Marceau Pivert et de la gauche socialiste marquée par un appel à brûler tous les vaisseaux selon la fameuse formule « tout est possible ».
Le Front populaire, c’est ainsi, jusqu’aux élections, la gauche unie mais pas jusqu’au gouvernement puisque les communistes n’en sont pas – Maurice Thorez le souhaitait mais le Komintern a posé son veto – tout en demeurant dans la coalition. Le Front populaire, c’est aussi les graves fissures de l’unité défensive dès les premières conquêtes.

Le Front populaire, pour les socialistes, c’est le moment de l’exercice du pouvoir. C’est la première participation socialiste au gouvernement. Les mesures sont importantes, impulsées par le mouvement populaire stimulé par l’activité communiste mais peu de mesures structurelles sont prises hors le changement de statut de la Banque de France. Mais il est vrai que ce n’était pas le but de cette alliance antifasciste.

Le Front populaire, c’est aussi une expérience très brève, interrompue par ceux-là mêmes qui y ont participé. Février 1937 (moins d’un an plus tard), c’est la pause. Léon Blum a peur et fait peu mais c’est déjà trop. Le patronat qui avait pris les occupations d’usines pour les prodromes de la Révolution, sonné, se reprend. Les couches moyennes deviennent hostiles : les radicaux se durcissent. Il y a droitisation de la gauche : le gouvernement dirigé par la SFIO chute ; le problème de « l’incompétence de gestion » monte au sein du parti et les « réalistes » prennent du poids et de l’audace (à commencer par Renaudel) ; en 1938, Pivert et son courant sont exclus du PS. Chez les radicaux : virage à droite toute, suivant avec retard leur électorat pris à contre-pied par le désordre et la puissance ouvrière. En 1938, avec la même chambre des députés, Daladier dirige un gouvernement fondé sur des alliances qui tournent le dos au Front populaire puisque la coalition avec la droite revient : les conquêtes de 1936 sont abolies. Il faut, dixit Daladier, « remettre la France au travail ». La grande grève générale lancée en désespoir par la CGT – réunifiée en 1936 – le 30 novembre 1938 se solde par une répression historique menée par les radicaux alliés à la droite. Le PCF défend seul et jusqu’au bout le programme du Front populaire, en vain. Le reste est connu : l’Espagne et la non-intervention à la demande de Blum lui-même, en accord avec les radicaux ; Munich et le « lâche soulagement » (Blum) auquel seuls les députés communistes (et un député socialiste) s’opposent.

Plus généralement, la droitisation du pays est évidente : le Parti social français (PSF) issu des ligues est nettement le premier parti de France à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Après avoir interdit les organisations communistes, socialistes et radicaux se montrent d’une virulence extrême contre les communistes et, lorsque la défaite de 1940 survient, les pleins pouvoirs sont votés par 68 % des députés socialistes. Paul Faure, secrétaire général de la SFIO entre au Conseil national de Vichy, aux côtés de Charles Spinasse, ministre (SFIO) de l’Économie de Blum, le socialiste René Belin n° 3 de la CGT… Quant à Marcel Déat, il fonde en 1941 le fasciste Rassemblement national populaire. Pour ce qui est des radicaux, ils rallient en masse Vichy. Si Vichy rafle bien sûr la mise à droite, il ne manque vraiment pas de soutiens à gauche. De fait, le clivage gauche-droite est nié par Vichy qui se place « au-dessus » de ces divisions, tout comme est nié le clivage de classe dans une logique nationaliste bien connue. Avec Vichy, la droite règne ; la grande majorité de la gauche parlementaire et partidaire applaudit et participe.

 

Contribution (2)
de Guillaume Roubaud-Quashie

La Revue du projet, n°50, septembre 2015
 

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.

 

La gauche au temps des radicaux (1918-1941), Guillaume Roubaud-Quashie

le 28 octobre 2015

    A voir aussi