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Mathématiques et théâtre, entretien avec François Perrin et Meriem Zoghlami*

Les sciences, les lettres et les arts ont tissé de nouveaux liens depuis quelques décennies. En voici un exemple quelque peu inattendu.Mathématiques et théâtre

On disait souvent aux XIXe et XXe siècles que les sciences et les arts n’avaient pas grand-chose à se dire. N’y a-t-il pas un changement depuis quelque temps ?
François Perrin  : En effet, il y a de plus en plus de spectacles qui mettent en jeu des sciences d’une manière ou d’une autre. C’est d’ailleurs en me rendant compte (en tant que comédien) que plusieurs spectacles dans lesquels je jouais étaient dans ce cas que je me suis dit que, oui, il devait y avoir quelque chose à faire avec les mathématiques (ma première formation).

Le théâtre a eu, par exemple, chez les jésuites, un rôle pédagogique pour apprendre à argumenter. Peut-il y en avoir un similaire pour les sciences ?
François Perrin et Meriem Zoghlami : Le théâtre est une machine à raconter des histoires en les centrant sur les conflits. Dans le sens le plus large, c’est-à-dire bien sûr des conflits entre les personnages (plutôt, disons, dans l’univers du drame), mais aussi entre un personnage et l’univers (tragédie) ou entre un personnage et lui-même ou ce qu’il devrait être (comédie clownesque).
Travailler les sciences (et notamment les mathématiques) par le théâtre, c’est donc remettre au centre, pour les jeunes, les enjeux de celles-ci. C’est aussi en faire un espace de liberté : les mathématiques, ce n’est pas appliquer des règles, c’est se placer en position de liberté face à un problème.
De même, au théâtre, l’acteur, avec son corps, doit se mettre dans un état de recherche et de disponibilité. C’est d’autant plus vrai quand on travaille en utilisant l’improvisation. C’est une mise en train qui favorise la réflexion et la créativité. C’est pourquoi il nous semble intéressant de coupler, pour la pédagogie, un travail théâtral avec des ateliers de recherche scientifique : le point central en est le même : la pensée, la liberté de l’individu (ou du groupe) face à l’inconnu.

N’y a-t-il pas le risque d’un théâtre un peu didactique, qui perde alors de son côté artistique, esthétique ?
François Perrin et Meriem Zoghlami : Si, bien sûr. On pourrait répondre que le risque est le même avec, par exemple, le théâtre historique, qui est pourtant un genre très (et très bien) représenté.
La réponse tient, nous semble-t-il dans une double exigence : exigence de qualité artistique et exigence de contenu scientifique.
Paradoxalement, on court beaucoup plus le risque d’un théâtre didactique un peu pauvre en se disant : « il faut que je simplifie cette science pour que le public comprenne bien », ou bien « c’est trop compliqué et je vais plutôt raconter la vie d’un scientifique ».
François Perrin : Pour traiter une matière scientifique riche, il faut une forme théâtrale qui soit au niveau. J’aime bien dire que la science, ce sont des sujets qui résistent, et qu’on est obligé pour réussir à les traiter au théâtre de la confronter avec de grandes formes (ce que Jacques Lecoq appelait « Les grands territoires du théâtre ») : la tragédie, le clown, les monstres…
Je prendrai l’exemple d’un travail fait avec des élèves de Lycée sur L’arénaire d’Archimède : il s’agit d’un texte où Archimède se demande si le nombre de grains de sable est fini ou non, et donne de manière extrêmement virtuose une évaluation (en fait une majoration) du nombre de grains de sable qu’il faudrait pour remplir l’univers entier !
Le texte est très beau, littérairement, et plein d’idées, mathématiquement. Mais comment en rendre compte théâtralement ? J’avais choisi deux pistes de départ pour un travail de recherche et d’improvisation : le travail du chœur, d’une part, pour chercher l’effet de nombre des grains de sable et aussi travailler sur l’enjeu existentiel du fini et de l’infini.
Et d’autre part, la construction de monstres, de personnages bouffons. Les bouffons permettent d’aborder les sujets les plus importants : les fous peuvent tout dire. De ces pistes initiales ont émergé, proposées par les stagiaires, d’autres formes, par exemple un tribunal qui jugeait le fini et l’infini, et pour finir une espèce de salon délirant où on ne servait que des grains de sable (puisque, sans doute, le monde avait été envahi par le sable…).
J’utilise cet exemple pour illustrer comment, à mon avis, c’est avec des surprises (aussi) dans la forme et dans la créativité artistique qu’on est le plus dans le vrai de la surprise scientifique.
François Perrin et Meriem Zoghlami : Pour résumer, le théâtre n’est pas forcément très bon pour vulgariser, c’est-à-dire pour donner des réponses, et un bon documentaire fera bien mieux dans cet exercice ; par contre, il est excellent pour rendre perceptible les questions, parce qu’il est à la fois un espace de l’intime et du collectif et touche en même temps l’universel et l’individuel.
Ajoutons pour conclure que l’adjectif didactique n’est pas infamant et que nous le revendiquons au contraire hautement : un théâtre didactique, donc, non pas en perdant en qualité théâtrale et en transmettant des contenus affadis, mais en saisissant des sujets riches et plein d’enjeux. Et si on ressort du théâtre plus savant qu’en y étant rentrés, nous, on ne voit pas le problème !

Est-ce plus difficile de marier le théâtre avec les mathématiques qu’avec l’astronomie, la physique ou la biologie ?
François Perrin : Je suis dans une position particulière pour répondre à cette question, parce que mon rapport à ces différentes sciences n’est pas le même. En astronomie, et plus encore en biologie, je suis un curieux, un amateur total.
Les mathématiques sont ma première formation, mon premier métier. Alors, je ne les aborde pas de la même façon. C’est à la fois plus facile, parce qu’il y a un certain nombre de choses que j’ai digérées, des enjeux qui sont déjà clairs pour moi. Mais en même temps, il est parfois difficile d’oublier cette connaissance pour retrouver une fraîcheur sur le sujet. C’est pourquoi je travaille avec une équipe de personnes, qui, elles, comme Meriem, n’ont pas ce rapport aux maths et sont donc dans la posture « naïve » qui est la mienne face aux autres sciences.
Pour en revenir au fond de la question, des tas de pistes existent pour traiter des maths au théâtre. Par exemple, L’augmentation, de Georges Perec, est une pièce construite sur une structure mathématique et pose des tas de questions intéressantes quant au rapport à trouver entre sa mise en scène et les maths que cette structure porte. C’est pour ça qu’on a choisi de la travailler avec les jeunes, en couplant mise en scène et analyse mathématique.
Pour finir, je citerai le travail de deux autres compagnies : Les ateliers du spectacle et L’île logique. Les ateliers du spectacle interviewent des chercheurs, et utilisent le théâtre d’objets pour donner à voir la pensée du mathématicien. L’île logique est une compagnie de clowns mathématiques qui laissent au spectateur de la place pour penser, à travers les « conneries » des clowns. Nous avons en commun de mettre au cœur du travail théâtral notre objet : qu’est-ce que c’est, les maths ?

Les débouchés d’une activité « Mathéâtre » sont-ils plutôt périscolaires ou, au contraire, éloignés des institutions d’instruction publique ?
François Perrin et Meriem Zoghlami : Ils peuvent être les deux. En dehors de l’école, on propose des stages et des ateliers, et dans l’école on intervient, en général dans le cadre d’un projet de classe.
« Mathéâtre » est une action d’éducation populaire. Notre rôle n’est pas de remplacer un cours de maths. Là où on s’exprime le mieux, c’est un peu en marge de l’école. C’est un projet qui permet aux jeunes de faire un pas de côté pour mieux revenir vers l’école.

Et comment le public prend-il la chose ?
François Perrin et Meriem Zoghlami : Les gens sont surpris ! Cela intrigue cette histoire de « Mathéâtre »… Faire des mathématiques par le théâtre, du théâtre avec de la matière mathématique, les gens ne voient pas bien comment ça peut s’articuler, et du coup, cela les rend très curieux. Et c’est une chance : lorsque nous donnons nos présentations de fin de stage par exemple, nous convions certains partenaires, qu’ils soient du domaine de l’éducation ou de la culture, des partenaires associatifs et locaux aussi, à venir assister à cette présentation, et ils sont nombreux à venir. Ce qui est aussi une très bonne chose pour les jeunes stagiaires. Tous ces gens qui viennent en plus de leurs parents, cela valorise leur travail et montre que cela a un prix, ce qu’ils ont fait pendant cinq jours. Et ils n’ont pas chômé en général, puisqu’à l’issue de cinq matinées ils sont capables (et fiers !) de présenter sous forme de solide esquisse une pièce de théâtre, et un exposé mathématique des thèmes autour desquels ils ont travaillé. Ces moments sont ceux qui parlent le mieux de notre travail !
Meriem Zoghlami : Nous sommes souvent amenés à présenter « Mathéâtre » et à en parler, et en général on raconte ce qu’on y fait vraiment, on donne des exemples. C’est très chouette pour moi, Meriem, qui ne suis pas formée aux mathématiques de pouvoir en parler tout de même, et que cela soit concret ! C’est ce que permet le théâtre, raconter des histoires, et par là, que les mathématiques fassent partie de la culture générale. Je ne suis pas historienne non plus, ni géographe, mais sans connaître tous les détails j’ai quand même une bonne idée de ce qui se passait au siècle de Louis XIV, ou je sais situer la Birmanie sur une carte, pourquoi n’aurais-je pas aussi une idée de la vie des pythagoriciens, de l’articulation entre leur vie matérielle, spirituelle, et leurs recherches autour des nombres ?
Même si je ne suis pas calée en maths, je peux cerner les enjeux d’une pensée, et c’est aussi cela que nous voulons transmettre au public : l’ouverture sur une capacité à penser, les outils de l’autonomie pour les jeunes, et un premier pas vers le monde des sciences.
François Perrin et Meriem Zoghlami : Donner le goût des maths et de l’exploration mathématique par le théâtre, c’est ce que nous faisons en racontant nos petites histoires et c’est très réjouissant puisque nous sommes toujours dans la découverte et le partage. Et d’ailleurs, il y a une demande qui vient des adultes, qu’ils aient envie de se remettre aux maths par goût ou qu’ils soient dans une position d’attraction-répulsion, ils ont envie qu’on les prenne par la main, qu’on leur raconte les maths.
Alors, nous sommes en train de penser un format de découverte adapté aux adultes, sous forme de conte...

*François Perrin est comédien et ancien élève de l’ENS Lyon (mathématiques).
Meriem Zoghlami est chanteuse lyrique et militante associative.

La Revue du projet, n° 49, septembre 2015
Propos recueillis par Pierre Crépel.
 

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le 23 septembre 2015

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