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La Tunisie d’après Paul Sebag, Jean Dresch*

La reproduction de cet article de Jean Dresch, qui aurait eu 110 ans cette année, apporte un éclairage instructif encore aujourd’hui sur les pratiques coloniales.

[…] Au moment où chacun doit se documenter et réfléchir sur la colonisation en Afrique du Nord, sur les mouvements d’émancipation nationale qui en sont la conséquence, où le sang coule et où une répression féroce et bornée s’abat sur un peuple qui tente de secouer le joug, le livre de Paul Sebag (La Tunisie : essai de monographie) permet de se faire une opinion. […]
Il s’agissait de montrer ce qu’est devenue la Tunisie depuis 1881, comment les Français avaient mis la main sur les moyens de production, développé la production à leur profit, quels sont les moyens laissés à la disposition des Tunisiens, et quelle est leur part dans la production, quelles sont les conséquences économiques et sociales sur la vie des Européens et des Tunisiens, quelles sont les formes de l’oppression culturelle, politique qui rendent possible l’exploitation économique, les formes du mouvement national enfin. […]
Les Français se sont emparés d’une bonne partie de la terre cultivable, par étapes et grâce à une législation constamment révisée dans le but de permettre la dépossession des Tunisiens. Ils détiennent, semble-t-il, 770 000 hectares, un cinquième des terres cultivées et des meilleures. Elles sont entre les mains de moins de 5 000 propriétaires, soit environ 150 hectares chacun. […] Près du quart est concentré entre les mains de quatre grosses sociétés. L’État n’a pas seulement facilité l’acquisition de la terre par les colons. Il leur a donné les moyens de la mettre en valeur, crédits publics aux dépens, en dernière instance, du peuple tunisien lui-même, crédit semi-public ; et il a attiré les capitaux privés, difficiles à évaluer, mais dont P. Sebag analyse pour la première fois la répartition et la concentration. Ces capitaux ont permis d’équiper le pays en moyens de communication, sources d’énergie, sans quoi l’essor de la production eût été impossible.
De la sorte, les Européens qui emblavent 22 % des terres cultivées en blé, produisent 45 % de la récolte (1947-9). Ils possèdent 15 à 20 % de la propriété oléicole, mais produisent 20 à 25 % de l’huile ; ils ont créé le vignoble, très concentré, exploitent la forêt, commercialisent l’alfa, fournissent plus du tiers en valeur des produits de la pêche. Ce sont eux, naturellement, qui exploitent les richesses minières, entre les mains pour la plupart de grosses et fructueuses entreprises, les Phosphates de Gafsa, la Société de Djerissa (fer) ; cinq sociétés dont Penarroya et l’Asturienne des Mines contrôlent la production du plomb. Quant au pétrole, sa recherche a été confiée à trois sociétés mixtes qui se partagent le sol tunisien, ont une puissance et des droits qui limitent fort les pouvoirs de l’État et ouvrent la Tunisie au capital international, celui de la Royal Dutch Shell dans la Compagnie des Pétroles de Tunisie, celui de la Gulf Oil dans la Société nord-africaine des pétroles. Mais si les Européens ont ainsi mis la main sur les richesses naturelles, ils ne se sont guère souciés de les transformer, afin de laisser le pays ouvert, grâce à une Union douanière, aux importations des produits fabriqués de France. Aussi l’industrie de transformation, développée pendant puis après la guerre, et presque entièrement entre les mains du capital français, n’est encore que peu développée.
Que reste-t-il donc aux Tunisiens […] Ils n’ont plus que 3 millions d’hectares de terre cultivables sur lesquelles vivent 2 250 000 Tunisiens musulmans, 75 % de la population musulmane. Cela représente une moyenne de 5 à 6 hectares par famille. Ils n’ont pas non plus les moyens de les mettre en valeur. Les sociétés tunisiennes de prévoyance, créées à leur usage, ne font guère que leur consentir des avances sur semences pour une valeur de 795 millions en 1948, alors que la même année, les Caisses mutuelles de Crédit Agricole escomptaient pour 1 500 millions d’effets à leurs sociétaires, au nombre de 2 167, presque tous Européens. […] Aussi, bien qu’ils emblavent 78 % de la superficie cultivée en blé, les Tunisiens ne récoltent-ils que 54 % de la production, car leurs rendements, d’environ 5 quintaux à l’hectare, sont inférieurs de moitié à ceux des colons. […] Chaque agriculteur tunisien avait-il, en 1948, un revenu moyen de 15 000 à 20 000 fr. contre 1 million et demi au colon européen. Ni la pêche, ni l’artisanat, incapables de résister à la concurrence des produits industriels d’importation, n’ont pu être davantage protégés ou « rénovés » par des mesures tardives et toujours insuffisantes. Le nombre des entreprises ne cesse de diminuer, celui des chômeurs d’augmenter.
Le bilan de 70 ans de Protectorat est donc à la fois brillant pour la colonisation et catastrophique pour les Tunisiens. […] La colonisation a profité aux grosses entreprises françaises installées dans le pays, mais qui exportent en France la plus grande part de leurs bénéfices. Elle a permis la formation d’une grande bourgeoisie européenne locale, d’une sorte de féodalité de gros colons et d’une importante classe moyenne, complexe, d’agriculteurs, de commerçants, d’industriels, de fonctionnaires, qui, Italiens parfois mis à part, vit mieux qu’en Europe et profite elle aussi du système colonial. Mais la colonisation n’a profité qu’à un très petit nombre de Tunisiens, grandes familles de gros propriétaires, bourgeois commerçants ou industriels des villes, liés aux milieux d’affaires. […] Le régime d’exploitation coloniale ne permet guère d’accroître la superficie cultivée, diminuée au contraire par la colonisation et l’érosion des sols. Or la population augmente au rythme de 60 000 par an, malgré le chiffre élevé de la mortalité infantile. Ni les colons qui mécanisent de plus en plus, ni les entreprises minières qui mécanisent aussi, ni les industriels encore rares ne peuvent employer une main-d’œuvre qui se présente chaque jour plus nombreuse sur le marché du travail. Aussi les masses végètent-elles à la campagne ou émigrent-elles vers les villes, comme Tunis qui se gonfle monstrueusement […]. Cette situation ne saurait être expliquée seulement par l’exploitation économique. Celle-ci a pour conséquence, et aussi pour condition, l’oppression culturelle et politique. Tandis que l’école peut accueillir tous les enfants européens, elle ne pouvait recevoir, en 1948, que 16 % des enfants musulmans (3 % des filles). […] Aussi bien le Musulman doit-il apprendre le français, les programmes et les livres sont ceux de France. De même que des efforts très insuffisants ont été faits pour étendre l’enseignement de même le développement d’une véritable culture nationale a été freiné. Plus lourde, de conséquences encore est l’oppression politique. […] Le Protectorat n’est qu’un paravent qui cache une administration directe. Et le régime imposé est un régime autocratique qui ne respecte aucune des libertés publiques : ni liberté individuelle, ni réelle liberté de presse, de réunion, d’association. […]   

Extraits de La Pensée, n° 41, 1952, publiés avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

La Revue du projet, n° 49, septembre 2015

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La Tunisie d’après Paul Sebag, Jean Dresch*

le 23 September 2015

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