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Les travailleuses et le féminisme (1945-1979)

 

De la Libération au vote définitif de la loi libéralisant l’avortement en 1979, alors que les figures connues du féminisme sont en général issues de milieux plus ou moins aisés, qu’en est-il des femmes salariées des milieux populaires ?

 

Par Jocelyne George*

De part et d’autre de 1968 existe un féminisme syndical, méprisé par les féministes d’avant 1968 et dénié par celles d’après. Le féminisme syndical s’exerce dans l’organisation où il faut faire reconnaître la place des femmes et dans l’entreprise où il faut aider les travailleuses à prendre conscience de l’exploitation, de la domination et à les refuser. S’il est reconnu, [il] est peu étudié et, quand il l’est, un déséquilibre s’installe en faveur de la CFDT. [...] Cette différence de reconnaissance poussa déjà Madeleine Colin, secrétaire confédérale, à écrire en 1975 un livre sur les luttes des femmes de la CGT, Ce n’est pas d’aujourd’hui. L’idée d’une indifférence voire d’une hostilité de la CGT au féminisme s’est peu à peu installée. Les militantes de la CGT savent que cette idée reçue est fausse mais leurs prises de position et leurs actions n’ont pas la caution de travaux universitaires .

 

LA MOUVANCE FÉMININE DES SYNDICATS

[...] Selon une enquête menée par la CGT en 1975, 21,8% des ouvrières et 22,8% des employées sont syndiquées. L’action féministe dans les syndicats est menée par quelques hommes à l’esprit plus ouvert, souvent moqués pour cela, mais elle l’est surtout par des femmes. La révolte contre leurs conditions de travail leur fait prendre conscience de la double domination qu’elles subissent, celle du capitalisme et celle du patriarcat qui se renforcent l’une l’autre. Elle doivent affronter autant le petit chef que le patron, se mesurer avec les hommes dans leur organisation, sans parler, souvent, de leur compagnon de vie, tous plus ou moins  porteurs du préjugé patriarcal.

[...] Le mouvement de Mai 1968, celui des femmes de 1970 remettent en cause le syndicalisme et le féminisme d’avant. Le second questionne le rapport entre les femmes et les hommes, questionnement renouvelé à cause de l’élargissement du travail des femmes qui pose lui-même celui de la limitation des naissances. Entre 1971 et 1974 le mouvement des femmes s’attache à les délivrer du drame de l’avortement. Pour des raisons politiques CGT et CFDT vont réagir différemment mais en 1979, au cours de l’action menée pour que la loi de 1974 qui autorise l’interruption volontaire de grossesse soit confirmée, les syndicats prennent leur responsabilité et font de l’accès à la contraception et à l’IVG une question sociale.

 

LA CGT ET L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEUSES

Reconnue avant la guerre, la place des femmes dans la CGT est confirmée par leur rôle dans la Résistance. Le document préparatoire au congrès confédéral de 1948 envisage la réalisation de « l’égalité de l’homme et de la femme dans le domaine matériel et moral », stigmatise « cet esprit de supériorité qui nous vient des temps les plus reculés de l’esclavage que les travailleurs conservent vis à vis de leurs compagnes de travail, empêchant de faire aux femmes la place qui leur revient dans la vie comme dans les postes de direction de l’entreprise aussi bien que dans nos organisations syndicales, mais aussi ce complexe d’infériorité qui empêche les femmes de faire valoir leurs capacités ou leur valeur professionnelle et de militante et de s’imposer davantage partout où elles sont aussi capables que les hommes. » 

Un groupe de femmes issues de la Résistance forme une commission féminine confédérale, noyau d’un secteur féminin, bénéficiant du même statut que les autres secteurs d’activité de la centrale, doté d’un bureau, d’un budget, d’un personnel. [...] Le secteur féminin s’évertue à installer des commissions féminines à tous les échelons de l’organisation. [...] Cette forme d’organisation tient au fait que les femmes surmontent plus facilement leur sentiment d’infériorité en l’absence des hommes. Elle entrera en crise en 1977 et sera abandonnée après 1985. Pendant plus de vingt ans elle a permis de promouvoir des cadres, d’assurer en 1969 la relève des militantes issues de la Résistance, de donner une éducation syndicale, politique, mais aussi sociale et culturelle à des centaines de femmes qui en étaient privées et qui ont pu rayonner, agir à leur tour.

Le secteur féminin de la CGT édite de 1955 à 1989 un magazine, Antoinette, fait unique dans le paysage syndical français. [...] Il éduque les militantes de la CGT. Celles-ci sont réunies par centaines dans des conférences nationales régulières (1958, 1962, 1966, 1970, 1973, 1977). Elles participent à des rencontres internationales dans le cadre de la Fédération syndicale mondiale  (1956, 1964, 1972, 1979). Ces conférences analysent la situation des travailleuses en France et dans le monde, se préoccupent de leur accès à la direction de leur syndicat. Leur préparation est l’occasion d’impulser l’activité syndicale parmi les femmes à tous les échelons de la CGT et, dans les entreprises, celle de s’adresser aux salariées pour les aider à prendre conscience de leur force.

À la sortie de la Guerre d’Algérie, après le massacre du métro Charonne où trois militantes de la CGT ont été tuées, le secteur féminin lance une campagne qui aboutit en mars 1965 à des « Assises pour le temps de vivre ». Il s’agit, en demandant la réduction du temps de travail des femmes, de contrer le projet gouvernemental d’utiliser la main-d’œuvre féminine comme appoint grâce aux embauches à temps partiel. Ces assises réunissent plus de 2 000 personnes et ont un grand écho. [...] En 1967, le secteur féminin enchaîne avec une campagne pour la formation professionnelle suivie, en 1969, d’une autre pour l’indemnisation totale du congé de maternité pour les travailleuses qui n’en bénéficiaient pas encore. Ce droit sera acquis l’année suivante. Sur toute la période, à rebours de l’idéologie dominante, la CGT affirme et défend le droit de la femme au travail, garantie de son indépendance économique et de sa capacité à s’affirmer.

 

LES DIRIGEANTES DE LA CFDT ET LES FÉMINISTES

[...] Dans la Confédération des travailleurs chrétiens créée en 1919, les femmes étaient organisées en syndicats séparés. Peu considérées, elles se tournaient vers des associations comme l’Union civique et sociale ou la Jeunesse ouvrière chrétienne. En 1944, parce que la secrétaire générale de l’Union des syndicats féminins avait signé la charte syndicale du régime de Vichy, ces organisations sont intégrées à la CFTC, leurs adhérentes restent tenues à l’écart. [...] Une commission confédérale féminine qui réunit 8 à 13 femmes, est élue tous les deux ans lors des congrès. [...]

Sur le plan idéologique, le droit au travail des femmes n’est pas reconnu. [...] La femme est une épouse et une mère, son travail salarié n’est accepté que par nécessité. Cette mentalité héritée du catholicisme subsistera longtemps, même après la déconfessionnalisation de la CFTC acquise en 1964 avec la création de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), toujours pour tenter de renverser le rapport de forces favorable à la CGT, établi en 1945 mais déjà affaibli par la scission de FO en 1947. [...] Arrive parmi les cadres féminins de la CFTC une nouvelle génération qui n’est pas marquée par la morale chrétienne. [...]  De 1960 à 1968, les membres de la commission féminine confédérale de la CFDT en font une sorte de club. [...] En juin 1965, deux mois après les assises pour le temps de vivre de la CGT, [est décidée l’organisation d’une] conférence sur le travail des femmes. Elle se tient les 17, 18 et 19 mai 1967.[...] Les mesures spécifiques souhaitées par la CGT pour les femmes sont considérées comme accentuant leur inégalité avec les hommes. Ce n’est qu’à son congrès de 1967 que la CFDT envisage de laisser aux femmes le choix entre foyer et travail salarié. La question de la contraception reste tabou à l’intérieur de la centrale. [...]

Durant cette première période, les femmes de la CGT, même si elles regrettent la lenteur des progrès, assurent une montée des cadres féminins et mènent avec succès des campagnes de masse sur des problèmes intéressant au premier chef les femmes salariées. Les femmes de la CFDT, elles, sont isolées à l’intérieur de leur organisation et peu actives. En revanche, elles sont proches des féministes. L’aspect politique est également important. Alors que les femmes de la CGT veulent une unité d’action contre le pouvoir gaulliste, celles de la CFDT s’inquiètent du rapport de forces avec la CGT.

 

APRÈS 1968

Passe le mouvement de Mai. [..]  La CFDT instrumentalise les groupes d’extrême gauche qui, eux, instrumentalisent le féminisme. Depuis 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) occupe cet espace. Il a, lui aussi, partie liée avec les groupes d’extrême gauche, particulièrement hostiles à la CGT qui ne veut pas avoir affaire à eux.

De 1967 à 1974, les travailleurs connaissent une relative « embellie », aboutissement des luttes menées depuis 1962, date de la fin de la Guerre d’Algérie, et en 1968. [...] Mais à partir de 1974, débute une crise que les femmes salariées, toujours traitées en variable d’ajustement, subissent les premières et le plus fortement [...]. [Leurs nombreuses luttes] montrent combien les travailleuses ont évolué.[...] Les ouvrières passent de la grève à l’occupation de l’entreprise qui peut durer des mois. [...]. Les patrons, les repreneurs licencient d’abord les militantes syndicales. Dans les luttes les femmes se révèlent. Les rapports conjugaux sont mis à l’épreuve. Menées soit par la CGT, soit par la CFDT, soit par les deux ensemble, selon l’histoire de l’entreprise, ces luttes et leur répression ont été peu étudiées. L’opinion était alors obnubilée par la campagne du MLF pour le droit d’avorter librement.

Le MLF fait de l’avortement une question de liberté pour la femme. Lors du congrès de 1970, la commission féminine confédérale de la CFDT a été supprimée pour laisser théoriquement place à une activité mixte dans les divers secteurs.  [...]. En février 1972 [Jeannette Laot] obtient enfin une déclaration du bureau national : le syndicat ne peut pas se prononcer pour ou contre l’usage de la contraception et de l’avortement mais il peut demander que « soient réunis dans la société les conditions d’information, les moyens permettant un choix libre et responsable. Or à l’évidence cette situation n’existe pas en France. » [...] La CGT prend parti plus tôt, de façon plus nette, en se tenant à l’écart du MLAC et du MLF. En janvier 1973, un document de travail de son secteur social portant sur les allocations familiales indique : « Une politique réellement conforme à l’intérêt familial doit être fondée sur l’égalité de l’homme et de la femme, dans la famille et la collectivité. Elle doit reconnaître au couple le droit d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant […] C’est par la création de services spécialisés que les moyens scientifiques pourront être mis à la disposition des travailleurs, les actes médicaux et les produits pharmaceutiques dispensés étant pris en charge par la Sécurité sociale. » En mai 1973, lors de la 5e conférence des femmes salariées, la CGT réclame les structures d’accueil spécialisées nécessaires à une information sexuelle, à l’utilisation des moyens anticonceptionnels (avec prise en charge par la Sécurité sociale), l’abrogation de la loi de 1923, l’élaboration d’une nouvelle loi qui envisage l’interruption de grossesse en milieu médical au tarif de remboursement de la Sécurité sociale avec la liberté de décision laissée au couple, à la femme, « chacun demeurant responsable selon sa conscience, ses conceptions philosophiques ou religieuses, d’utiliser ou non les possibilités offertes ». En juin 1973, lors de son congrès la CFDT prend à son tour position. 

La stratégie légaliste et apolitique de Choisir, la stratégie politique de déso­béissance du MLAC, l’élection de Valéry Giscard d’Estaing soucieux de se débarrasser du problème, aboutissent au dépôt d’une loi que défend Simone Veil, ministre de la Santé. Votée à la fin de l’année 1974, elle est promulguée le 17 janvier 1975.

L’accord entre le Planning et les syndicats se fait d’abord à la base. Il se précise au niveau confédéral durant l’année 1974  en même temps qu’un accord est signé entre la CGT et la CFDT sur les questions féminines qui les avaient opposées jusque-là. Les syndicats, à travers les comités d’entreprise, sont invités à faciliter, durant le temps de travail, l’information sexuelle et celle sur la maîtrise de la fécondité en faisant appel à des conseillères du Planning. Il s’agit de s’adresser aux « milieux populaires » . Lors de son congrès de juin 1975, après son départ du MLAC, le Planning déclare donner la priorité à l’action avec les travailleurs dans l’entreprise. [...] Un centre d’orthogénie a été installé à la RATP. […]

La loi de 1975, à l’essai pour cinq ans, doit être confirmée en 1979. À cette occasion, CFDT, CGT et FEN agissent sans le Planning. Le 23 juillet 1979,  elles publient un texte commun très argumenté qui relie condition féminine, condition des travailleuses, information sexuelle, maîtrise de la fécondité, engagement syndical et affirme : « l’avortement est un problème social ». Les trois centrales demandent  la confirmation et l’amélioration de la loi de janvier 1975. [...]

 

Opposer le syndicalisme et le féminisme conduit à une impasse car la lutte pour l’égalité des salaires, pour la dignité des femmes dans le travail sont des actions féministes autant que celle pour la contraception et l’IVG. Le féminisme syndical qui s’est affirmé de 1945  à 1979 a fini par lier clairement les deux combats au service des travailleuses les plus nombreuses et les plus démunies. L’histoire de ces luttes montre que les féministes de la CGT, grâce à leur engagement personnel et à leur organisation spécifique surmontèrent les résistances au sein de leur confédération et ne furent pas en retard sur celles de la CFDT, bien au contraire. Il était plus facile aux femmes qui ont pu lire les œuvres de Simone de Beauvoir de ressentir, d’exprimer la singularité féminine et de se battre pour sa reconnaissance. Certaines d’entre elles, comme les militantes du Planning après 1970, ont favorisé la convergence des deux combats féministes. D’autres ont cherché à isoler la CGT faussement taxée d’antiféminisme. Dans cette histoire complexe les divisions politiques de la gauche ont eu un rôle essentiel.

 

*Jocelyne George est historienne. Elle est professeur agrégée d’histoire, docteure d’état.

Extraits de Jocelyne George, La Pensée, n°367, juillet-septembre 2011, publiés avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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