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Au cœur d’un projet alternatif, la planification (2/2)

 

La planification est une nécessité, si l’on ne veut pas que la société et la planète ne partent à la dérive.

 

Par Tony Andreani*

 

Les raisons invoquées pour le déclin de la planification sont l’ouverture des frontières, surtout après le Marché unique européen, et la libre circulation des capitaux, la stratégie internationale des grandes entreprises, un environnement international de plus en plus incertain avec la mondialisation, et enfin la décentralisation (on est passé de la planification de l’État central à des contrats de plan avec les régions). Or rien de cela n’est dirimant, comme l’exemple de la Chine en fait foi. Mais c’est véritablement la construction européenne qui a mis fin à toute ambition planificatrice.

 

L’Union européenne désarme toute planification

Pour planifier une économie, il faut en maîtriser les financements. Or les avances du Trésor à l’État, qui permettaient à ce dernier de se financer à bon compte, seront définitivement interdites en 1993 avec le changement de statut de la Banque de France pour la mettre en conformité avec les obligations issues du traité de Maastricht. Il lui faudra désormais se financer uniquement sur les marchés financiers. Avec la création de la monnaie unique et de la BCE, l’État perd la maîtrise de la politique monétaire, qui sera uniquement axée sur le contrôle d’une faible inflation, et du taux de change, de sorte qu’il ne peut plus jouer sur l’inflation pour dévaloriser les créances. Par ailleurs le traité de Maastricht fixe des objectifs en termes de déficit et de dettes publics, qui seront renforcés avec le récent Traité sur la coordination, la stabilité et la gouvernance. Il est désormais pieds et poings liés, contraint de mener une politique qui rassure les marchés financiers internationaux. Sa seule ressource garantie reste les « prélèvements obligatoires ».

Pour planifier une économie, il faut garder la maîtrise des services publics, en ce qui concerne non seulement les biens sociaux fondamentaux (éducation, santé, information), mais aussi des biens de civilisation, tels que l’électricité ou le téléphone, et les biens stratégiques (infrastructures, transport etc.), et notamment le crédit bancaire, qui est un véritable bien public. Cela ne signifie pas qu’ils doivent tous relever du secteur public, mais que ce dernier doit y être dominant. Cela suppose, dans une économie ouverte, un contrôle des investissements directs étrangers, de manière à ce qu’ils ne puissent pas prendre le contrôle de la production de ces biens sociaux. Or ce contrôle est interdit pas les traités européens, au nom de la libre circulation des capitaux, et la Cour de Justice européenne donne tort à tous les gouvernements qui ont essayé de tourner cette interdiction, dès lors réduits à n’utiliser que des moyens informels de pression.

Pour planifier une économie, il faut pouvoir se servir de ces leviers que sont les aides d’État, dès lors qu’elles sont sélectives. Or celles-ci sont pour la plupart proscrites par les traités au nom de la concurrence « non faussée », et la Commission les traque sans répit, dès lors que l’État (ou un organisme ou une entreprise publics) ne se comporte pas comme un « investisseur privé », un « prêteur privé », « un acheteur privé », un « vendeur privé » – ce qu’on appelle les « conditions normales de marché ». Il y a bien quelques exceptions pour les aides de faible ampleur (dites « aides de minimis »), pour les aides aux PME, à la recherche-développement, à l’innovation et à la formation, pour les aides aux régions en crise, pour les aides au développement de certaines activités ou de certaines régions, pourvu qu’elles n’altèrent pas les échanges, et enfin pour des régimes d’aides dans le cadre de plans de relance, par exemple sous forme de prêts bonifiés, mais pourvu qu’elles soient temporaires. Il s’agit de laisser un peu d’espace aux politiques publiques, mais le moins possible. Où l’on retrouve ce néolibéralisme qui est la matrice de l’actuelle Union européenne.

 

La planification est pourtant plus indispensable que jamais

La planification est indispensable d’abord pour des raisons sociales. Le marché, on l’a dit, est générateur d’inégalités croissantes et cumulatives. On le voit bien avec le marché intérieur européen, où le dumping social et fiscal tire vers le bas les salaires et la protection sociale. Il ne serait guère efficace, par exemple, de soutenir la filière porcine en France, quand la concurrence allemande, appuyée sur les très bas salaires des travailleurs venus de Bulgarie ou de Roumanie, vient la saper. L’harmonisation sociale et fiscale dans l’Union européenne, pour se réaliser, supposerait un plan de long terme et un important budget européen dédié.

La planification est indispensable pour des raisons économiques. Ce sont aujourd’hui les grandes entreprises transnationales privées, ou même encore publiques (mais gérées comme des firmes privées), qui sont les maîtres d’œuvre des investissements massifs, lesquels se chiffrent en milliards de dollars ou d’euros, et qui planifient donc à leur manière, mais généralement dans le court terme, sous le regard des marchés financiers. Qu’on pense par exemple aux géants de l’Internet, tous états-uniens. Or ce sont ces firmes, et non plus des services publics, autrefois contrôlés (plus ou moins bien) par la puissance publique, quand ils étaient des administrations ou des établissements publics, qui génèrent un mode de vie, auquel il est difficile d’échapper. Par exemple smartphones, navigateurs et réseaux sociaux sont certes des outils bien pratiques, mais ils sont aussi destructeurs du lien social et de la convivialité. La planification ne peut donc consister seulement à soutenir des champions nationaux (éventuellement européens), elle doit servir à réorienter les investissements en fonction d’une évaluation des réels biens sociaux.

La planification est indispensable enfin pour des raisons écologiques, qui sont devenues, avec l’épuisement des ressources naturelles et le changement climatique, la priorité des priorités. Mais cette planification ne peut venir simplement supplémenter les mécanismes de marché, comme le veut la pensée néolibérale (on évoquera ici l’invraisemblable « marché des droits à polluer », dont il n’est plus besoin de souligner l’inefficacité et les effets pervers), ni même les autres politiques publiques, elle doit les réorienter et les réorganiser, car c’est le changement du mode de production et du mode de vie qui est en cause.

En France le Grenelle de l’environnement n’a donné que de piètres résultats et le gouvernement actuel ne manifeste que peu d’ambitions. Le grand mérite de la proposition de loi (non suivie d’effet) déposée par Martine Billard, en 2009, au nom des députés du Front de gauche, est qu’elle vise à réorienter l’économie en fonction de « l’utilité sociale et écologique », et donc ne se limite pas à des choix de politique énergétique, d’aménagement du territoire et de transport. Elle concerne aussi l’ensemble des « biens communs », fournis par les services publics, car ces biens ne sont pas seulement ceux qui font nation, en tant que socles de la citoyenneté, mais aussi des biens de société ou de civilisation, tels que certains moyens de communication ou biens culturels. Et elle soumet les choix à la consultation publique, organisée par une Commission nationale de débat public, et à la délibération publique, avec un vote du parlement. L’ancien Commissariat au plan serait ressuscité et serait associé à l’élaboration des lois et au suivi de l’exécution du Plan. Toutefois le risque serait qu’il soit dominé par les intérêts corporatistes des partenaires sociaux, ce qui donnerait raison à la critique libérale d’une capture de l’État par les intérêts particuliers. Aussi le Plan doit-il être d’abord, selon moi, l’affaire du pouvoir politique énonçant clairement son programme et ses priorités. Ce pouvoir devrait disposer d’une administration technicienne, apte sans a priori à tester les modèles du Plan, ainsi que ceux des contre-plans qui pourraient être proposés par les partis politiques. Il pourrait prendre la forme d’une « autorité administrative » réellement indépendante.

 

Construire des projets communs

La planification n’est pas une vieille lune. Des pays l’ont bien compris, comme la Chine, qui a longtemps laissé gonfler les inégalités sociales, les inégalités ville-campagne et les inégalités territoriales, et qui est arrivée au bord du désastre écologique. Le dernier plan quinquennal prend à bras-le-corps les effets pervers d’un mode de développement peu regardant sur les effets sociaux et la nature des forces productives, et l’on a même inscrit les mesures écologiques dans la notation des fonctionnaires. Le contraste est frappant avec une Union européenne incapable de se donner des priorités, de mener à terme ses programmes à moyen et long terme (la « stratégie de Lisbonne » a été un échec retentissant, et la stratégie Europe 2020 suivra très probablement le même chemin), révisant toujours à la baisse ses ambitions écologiques, sous l’effet de la pression des industriels et des banquiers et de la concurrence entre pays. Seule une Union refondée permettra de renouer avec la nécessaire planification, en redonnant partiellement la main aux États et, dans le même temps, en construisant patiemment un projet et des programmes communs.

 

*Tony Andreani est philosophe.

Il est professeur émérite de sciences politiques à l’université Paris 8.

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Au cœur d’un projet alternatif, la planification (2/2)

le 23 March 2015

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