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La presse, un enjeu de civilisation

 

Le pluralisme de l’information constitue un élément essentiel à l’émancipation humaine.

 

Par Patrick Apel-Muller*

Un carnage, il aura fallu un carnage. Charlie Hebdo dépérissait, menacé de faillite, dans l’indifférence des pouvoirs en place. La liberté et la possibilité d’expression paraissaient alors des mots creux, des figures de rhétorique sans obligation démocratique. À l’heure du drame, l’État a brusquement trouvé des fonds pour garantir la pérennité du journal satirique, et c’est tant mieux. Mais combien d’autres journaux ont le couteau sous la gorge aujourd’hui, parce qu’ils résistent au talon de fer des multinationales, à la pensée unique, à la cascade de l’actualité déversée sans recul ? Politis, Témoignage Chrétien, le Monde diplomatique, l’Humanité bien entendu, vivent sous la menace de ressources insuffisantes. Les financiers font payer cher le prix de l’indépendance alors qu’ils recapitalisent par dizaines de millions d’euros d’autres titres ou se constituent des empires médiatiques, en rachetant des titres en difficulté, comme M. Drahi vient de le faire pour Libération ou l’Express, mariage de la carpe et du lapin, avec pour témoins une télévision privée israélienne et un empire des télécommunications. La publicité, pourtant payée par l’ensemble des consommateurs, lecteurs de l’Humanité ou du Figaro, est trop souvent attribuée sur des critères discriminatoires. Pourtant, le pluralisme de l’information – non la pluralité qui ne permet qu’une variété de titres sans diversité des opinions – est à défendre comme un pilier de la démocratie au même titre que la liberté de vote, celle de s’organiser dans le parti ou le syndicat de son choix, ou de manifester. Dans un monde plus imbriqué où l’homme dispose de la faculté de le détruire, la possibilité de procéder à des choix éclairés par la connaissance des enjeux et des choix proposé est devenue un impératif pour les peuples. Un pluralisme garanti est donc une revendication démocratique majeure, susceptible de faire pièce à la puissance colossale des multinationales.

 

Le défi à relever par l’Humanité

Une presse émancipée de la pensée unique est indispensable à la construction d’alternatives politiques. En témoigne le rôle qu’a joué l’Humanité, pour, seul de tous les quotidiens, porter le « non » du référendum de 2005, pour révéler les mauvais coups ourdis dans la ouate des cabinets ministériels (TAFTA, TISA, loi Macron, menaces sur le droit social…), pour contrecarrer la guerre des civilisations dans laquelle l’impérialisme souhaite nous précipiter, pour croiser les opinions de ceux qui réfléchissent à la transformation sociale, pour contredire le discours maurrassien complaisamment relayé par les média dominants… Il est la voix de ceux qu’on veut faire taire, le creuset des pensées critiques, le lien tissé entre les mobilisations. Un citoyen soucieux de constituer une pensée libre, d’être efficace dans ses engagements, de chercher le sens tapi sous les apparences, d’ouvrir son regard à la complexité du monde, ne peut se passer d’une telle presse, d’un tel journal. Un mouvement engagé pour la transformation de la société dispose là d’un atout précieux, envié dans bien des pays, jalousé par bien des forces politiques. Le pari de Jaurès – « C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde »  – est toujours incandescent, toujours neuf et original, plus que jamais le défi que les équipes de l’Humanité entendent relever. Il n’est pas mince.

 

Évolution du paysage médiatique

La mutation des accès à l’information intervient aujourd’hui dans un paysage dévasté. Le nombre des points de vente des journaux fond comme peau de chagrin, les coûts de fabrication s’envolent, les entreprises de presse indépendantes ne disposent pas des moyens pour occuper de façon dynamique les nouveaux territoires, site Internet, webtélés, réseaux sociaux. Le mode de financement par l’État de projets novateurs favorise les plus riches, désarmant un peu plus les plus libres. Le fonds Google, constitué pour compenser le pillage des informations de la presse écrite par le moteur de recherche, est distribué là encore de façon peu transparente et destiné aux plus puissants. Les aides aux journaux à faible ressource publicitaire baissent ou stagnent selon les années. L’information sur Internet, longtemps présentée comme un espace de liberté, vit les mêmes dominations, accaparée par les géants du secteur ou par les multinationales des média. Le combat pour le pluralisme la concerne donc au premier chef et l’édification – freinée par des moyens ténus – d’un site l’humanité.fr mis à la disposition du mouvement social, des intellectuels progressistes et des forces de transformation, mérite également d’être soutenu, porté par ceux qui se reconnaissent dans ces valeurs. Pour autant, la presse écrite, qui présente une hiérarchisation et un approfondissement inégalés de l’information, ne vit pas ses derniers feux. N’a-t-on vu récemment le géant Amazon, expert dans la toile, racheter le Washington Post, en jugeant que les quotidiens deviendraient des produits de luxe hautement profitables ? C’est en effet, une évolution possible du paysage médiatique que celle qui verrait cohabiter une information low cost – les journaux gratuits financés par des annonceurs qui filtrent les contenus, des sites gratuits qui sélectionnent la vision du monde souhaitée par les forces dominantes, des média audiovisuels domestiques – et des contenus haut de gamme réservés à ceux qui s’érigent en décideurs. Bien commode pour éterniser les dominations de l’argent et éteindre les velléités d’émancipation…(Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy et sans changement dès lors, France 2 n’a ainsi invité aucun journaliste de l’Humanité à s’exprimer, et l’on n’a entendu aucun d’eux sur les plateaux et studios des chaînes publiques à l’occasion du massacre de Charlie, bien que cette équipe ait des liens très fort avec notre journal.)

Au-delà de l’engagement partisan, un enjeu de civilisation se dessine. Son sort se joue sur le terrain du pluralisme de l’information publique, sur les garanties d’existence d’une presse libre apportées par la loi et le budget, dans la capacité des progressistes, des syndicalistes, des communistes, des intellectuels à donner des ailes et pas seulement des plumes à un journal comme l’Humanité. La persuasion du faible face au fort a déjà fait ses preuves. n

 

*Patrick Apel-Muller est directeur de la rédaction de l’Humanité.

La Revue du projet n°44, février 2015.

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La presse, un enjeu de civilisation

le 26 February 2015

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