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Qu’est-ce qu’un informaticien ? (1)

 

Des quantités de gens passent leur journée de travail devant un ordinateur et ne connaissent rien à l'informatique. Alors que recouvre le métier d’informaticien aujourd'hui ? Nous commençons cette série par un auto-entrepreneur créant des sites Web.

 

Entretien avec Laurent Lefebvre*

 

À quoi passe ses journées un informaticien ? Est-ce un métier qui change tous les jours ou est-ce routinier ? 



Je suis professionnel indépendant (on dit free-lance) dans le domaine de la création d’outils de communication sur support numérique. Le cœur de mon métier consiste à réaliser des ergonomies pour les sites Internet. Cela comprend de la création graphique, de la programmation dans des langages informatiques liés au Web (HTML, CSS, php, etc.). Mais mon métier possède d’autres facettes. J’administre des bases de données, je rédige des articles pour les sites que je conçois, je retouche des photos, il m’arrive de réaliser des vidéos, d’ouvrir et d’administrer des comptes sur des réseaux sociaux. Les sites que je construis sont hébergés sur un serveur, ce qui nécessite de configurer ceux-ci. Enfin, l’ensemble de ces domaines demande de former mes clients dans l’utilisation de technologies sans cesse en évolution. Je passe donc du temps à réaliser la documentation nécessaire à l’appropriation des outils numériques. Enfin, comme tous les entrepreneurs, j’effectue les formalités administratives nécessaires à ma profession (réalisation de devis, comptabilité, etc.).

Tout cela est très passionnant, mais nécessite une formation constante. Je passe donc beaucoup de temps à me former. Dans le jargon du métier, on appelle cela « faire de la veille ». Cela peut consister à acquérir les connaissances nécessaires à la programmation de nouveaux langages ou à l’utilisation de nouveaux logiciels. Mais cela passe aussi par la lecture d’articles sur les nouvelles tendances du Web, la sociologie des internautes ou les nouvelles pratiques en matière de référencement de site. Enfin, la partie artistique de mon travail demande une sensibilité au design. Il m’arrive donc de parcourir le Web en quête d’inspiration. Dans cette partie du travail, le temps libre se mélange au temps de travail.

Enfin, pour bien finir de répondre à la question, une des activités les plus récurrentes devant mon écran est d’écouter des webradios. Les graphistes ont leurs oreilles qui traînent. Travailler en musique n’influe en rien sur la cadence, mais rend le travail infiniment plus agréable. Dans les open spaces des agences Web et autres SS2I, tout le monde porte un casque. J’ai la chance de pouvoir m’en abstenir puisque je travaille seul.

 

Est-ce un ou cinquante métiers différents ?

Il y a sûrement 25 000 sortes d’informaticiens différents. Utiliser le terme informaticien est générique. Je me demande si un électricien n’aurait pas la même réaction si je lui demandais « c’est quoi être un ouvrier au XXIe siècle ? » D’ailleurs, on ne se dit plus « informaticien », mais « développeur » ou « codeur ».



 

C’est un peu vertigineux, l’accumulation du temps de travail nécessaire à la réalisation de l’ensemble de ces tâches.

Il est vrai que je ne chôme pas. Mais nous disposons de trois outils pour nous aider à répartir notre travail sur notre emploi du temps hebdomadaire. Mon premier ami est tout simplement le « copier-coller ». Un développeur a horreur de faire deux fois la même chose. Il optimise son temps de travail en alimentant sa bibliothèque de codes de la même manière que le graphiste part rarement de zéro pour concevoir une maquette. Ce dernier dispose toujours d’une base de pictogrammes, de typographies ou d’éléments graphiques à portée de clic. Mon second ami est inhérent au métier de développeur : il s’agit de notre faculté à concevoir des « routines » ou des petits programmes faisant le travail répétitif à notre place. Inutile de faire 300 copier-coller dans une base de données quand nous disposons des connaissances pour automatiser cela. Il en va de même pour appliquer automatiquement le même effet sur l’ensemble des photos d’un organigramme d’entreprise ou d’utiliser Google pour obtenir l’information nécessaire. Mon dernier ami est l’écosystème altruiste dans lequel vivent les codeurs. Laisser des traces pour permettre au suivant de comprendre et de reprendre son propre travail est un réflexe pour le développeur. On ne compte plus les forums d’entraide, les blogs ou les wiki servant de lieux de ressource pour chaque développeur. Graphiste de formation, j’ai toujours été stupéfait par le contraste qui règne entre la logique du droit d’auteur, hégémonique dans le monde de la création artistique, et la logique de la licence libre (ou creative commons) qui fait consensus chez les développeurs.

 

Si un informaticien mort il y a 10 ou 20 ans revenait aujourd’hui, est-ce qu’il serait perdu ?

Impossible de répondre à cette question, ça dépend tout simplement de la personne. Certains seraient dépassés par les innovations technologiques. D’autres, plus curieux, chercheraient à soulever le capot.

Il y a 20 ans naissait le Web. Ma génération a appris à programmer à une période où une personne pouvait encore développer seule un jeu vidéo. Une grande partie des programmeurs étaient aussi des créateurs. La décennie suivante allait voir arriver sur le marché du travail des individus qui n’ont pas appris l’informatique sous forme de cours magistraux. Il y a pas mal d’autodidactes dans le métier. Donc, je serais tenté de dire qu’il y aurait beaucoup d’informaticiens qui retrouveraient pied facilement à condition qu’ils n’aient pas perdu la curiosité qui leur a fait découvrir le métier. L’agence Web où je travaillais précédemment comptait parmi son équipe de développeurs un licencié de lettres modernes, un ancien de Sciences Po, un ancien journaliste, un ancien graphiste (moi) et seulement trois salariés ayant étudié l’informatique. Je ne pense pas que mon travail est plus complexe aujourd’hui que celui de l’ingénieur informatique d’il y a vingt ans. Au contraire, le Web nous a connectés et l’entraide est d’autant plus active. Par contre, c’est le monde qui est plus complexe. Les attentes des employeurs sont plus importantes. La logique commerciale est plus prégnante et la quantité d’interconnexions demande une concentration accrue pour ne pas se laisser divertir par l’abondance de tentations à portée de clic.

Un informaticien travaille-t-il surtout dans le privé ? Permet-il à son employeur de faire des bénéfices et si oui, comment ?

Il y a des informaticiens dans le public comme dans le privé. Il y a des boîtes qui exploitent leurs salariés, mais il existe aussi des coopératives qui reversent les bénéfices aux salariés sociétaires. Comme dans tout secteur économique de notre partie du monde, une grande part de la productivité est basée sur l’exploitation. La filière du site Web est l’une de celles qui s’est le plus taylorisée ces dernières années. Lorsque j’ai commencé, la même personne réalisait un site de A à Z. Aujourd’hui, la filière comporte des dizaines de métiers (voir http://metiers.internet.gouv.fr) avec une échelle de salaires permettant de mettre en concurrence tout ce petit monde.

 

Est-ce que c’est le régime de la concurrence exacerbée, internationale (face aux États-Unis, à l’Inde... ?), avec la pression permanente ? Est-il vrai qu’il y a beaucoup d’informaticiens qui se mettent à leur compte en créant des petites sociétés de services ? Et arrivent-ils à tenir ?

Dans mon domaine, il n’y a pas de concurrence exacerbée internationale. Réaliser un site Web demande de connaître les internautes et la société dans laquelle on vit. Un Indien ou un Américain réalisera un travail moins adapté à l’internaute français. Le message touchera donc plus difficilement sa cible sur ce point, on peut comparer le Web au journalisme. Il ne viendrait pas à l’idée d’un patron de quotidien français d’embaucher des journalistes indiens... Il y a un an, l’utilisation de la photo du petit Gregory dans une publicité pour la garderie du festival de Montreux avait fait beaucoup jaser dans la profession. Le stagiaire étranger de l’agence de communication avait tout simplement tapé « enfant » sur Google et utilisé la première photo venue pour créer un visuel. C’est le genre de risques qui peuvent se produire si une entreprise embauche une main-d’œuvre étrangère à bas prix ou lorsque l’on sous-traite ses projets de l’autre côté du globe. 
Si la pression existe, c’est à l’intérieur de notre territoire. Les agences sont constituées d’une proportion de plus en plus importante de commerciaux. Ceux-ci ont de plus en plus de pouvoir décisionnel au détriment des directeurs artistiques ou des responsables techniques. La rentabilité l’emporte sur la qualité technique ou artistique du site (ce qui est déjà frustrant pour tout technicien ou créateur). Certaines agences sous-traitent même l’ensemble du travail technique et créatif. Ce qui a pour conséquence de transformer le salarié en entrepreneur, entendez par là précaire du XXIe siècle : heures supplémentaires non rémunérées, pas de sécurité sociale, pas de cotisation chômage, etc. C’est ce que l’on appelle être free-lance ou auto-entrepreneur. En ce qui me concerne, je viens de créer mon activité. Rendez-vous dans deux ans pour savoir si je tiendrai. Des aides existent, heureusement !

 

J’aurais tendance à dire, comme ça de tête, qu’il y a 90 % d’hommes et 10 % de femmes, est-ce vrai ? Est-ce inquiétant ?

C’est pire que ça. En revanche, le métier de graphiste est surtout féminin. Allez savoir pourquoi !

Il y a sûrement des raisons à cela et des choses à faire... On y reviendra dans un prochain numéro. En attendant, rappelons le n° 40 d’octobre 2014 de la Revue du Projet sur les Fab-labs et le n° 5 (juillet septembre 2014) de Progressistes sur l’économie numérique.  

 

http://projet.pcf.fr/59974

http://progressistes.pcf.fr/57633

 

*Laurent Lefebvre est créateur de « C-real », une agence de communication digitale (c-real.fr)

 

Propos recueillis par Pierre Crépel

La Revue du projet n°44, février 2015.

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