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Après les massacres

 

Il y eut – et il demeure – la nécessité d’honorer les assassinés. Croît à présent, pour toutes les femmes et tous les hommes de progrès, la nécessité de penser et d’agir. Dans ses prochains numéros, La Revue du projet tâchera de prendre sa part dans cet effort difficile mais aujourd’hui résolument impérieux. Mais parce qu’il faut commencer dès à présent, mettons en débat quelques pistes et réflexions.

 

LIBERTÉ

Liberté : c’est bien sûr le point politique nodal après les massacres. Hasard étrange du calendrier, « liberté » était le thème que nous avions retenu pour ce mois de janvier qui devait se révéler 17 fois liberticide et provoquer en même temps une des plus grandes manifestations populaires de notre histoire en faveur de la liberté. Pourtant, la liberté d’expression ne figurait pas au sommaire : c’est que nous ne voulions pas – nous ne pouvions pas ! – décliner à l’infini toutes les libertés. C’est peut-être aussi, inconsciemment, que nous sentions que la question pouvait assez mal être traitée en un seul et simple article tant le mouvement progressiste est traversé en ce domaine par des débats – aussi vifs que non directement formulés. La publication de caricatures de Mahomet et ses suites si terriblement macabres nous imposent à présent de tenter une approche.

 

Il existe de longue date, dans une partie du mouvement progressiste, quelque chose qui ressortit bien à ce qu’Aimé Césaire, dans une soudaine fulgurance, avait nommé il y a près de 60 ans, « fraternalisme », ce sentiment de supériorité charitable. Qu’est-ce à dire ? Eh bien, dans une conception capitulant devant les lectures racialisées (des races existeraient et seraient des concepts pertinents pour comprendre et classer le monde social), cela revient, ici, à cette petite chanson : nous, les Blancs – comme si le Blanc existait –, nous ne pouvons pas nous moquer de la religion musulmane, leur religion à eux, les Arabes et les Noirs – comme si le Noir et l’Arabe existaient et étaient tous musulmans. Nous voici au cœur du fraternalisme racialisé : les races existent, « notre race blanche » doit prendre soin des « malheureuses races nègre et arabe », elles-mêmes consubstantiellement rattachées à une religion. Il faut les protéger des sarcasmes comme on le fait avec son tout petit frère, trop jeune pour comprendre et se défendre. Oui, cette lecture, à la générosité toute néocoloniale, ne manque pas d’adeptes dans notre camp, bien qu’elle soit fausse de bout en bout et crée des blocs là où il n’y en a pas. Rappelons-le : il n’y a pas de race ; couleur de peau et religion sont deux choses distinctes ; les contradictions de classe ne s’arrêtent pas aux frontières de l’épiderme.

Dans le même temps, qui connaît un peu l’histoire de France sait bien à quelle classe appartenait la masse de ces millions de personnes qui constituèrent les flux de migration au XXe siècle, et qui suit les média avec un œil un tantinet sociologique voit bien à quel milieu appartiennent les commentateurs et écrivains télévisés qui n’ont rien à redire devant les massacres impériaux et les humiliations de masse capitalistes, mais aiment à brocarder ceux qu’ils présentent comme un bloc hostile – qui n’existe pourtant pas comme bloc, rappelons-le ! – : les immigrés-c’est-à-dire-les-Arabes-et-les-Noirs-c’est-à-dire-les-musulmans-qui-par-définition-ne-sont-pas-et-ne-seront-jamais-vraiment-français. Arrêtons-nous un instant sur ce discours qui, pour n’être pas parfaitement dominant, s’est tant banalisé. Il réalise la fusion improbable de 4 réalités pourtant tout à fait indépendantes les unes des autres : origine géographique (immigré [auquel est rattaché le fameux « issu de l’immigration », comme si tout le monde n’en était pas issu…]/non immigré) ; race-couleur-de-peau (Arabes/Noirs/Blancs…) ; religion (musulman/chrétien) ; nationalité (français/étranger). De la sorte, un Français se trouve nécessairement né en France, blanc et chrétien (à la limite, athée) et quiconque dérogerait à ces piliers ne saurait être vraiment français, relevant bien davantage de ce « bloc Autre » ou de l’un de ses sous-blocs le plus souvent nommés désormais « communautés ». De ce point de vue, il faut noter que les juifs – ou assignés comme tels – se trouvent de plus en plus confrontés à ce même phénomène : mise à l’écart du « nous » collectif national et désignation comme bloc (« communauté ») sur d’improbables bases racialo-religieuses chères aux antisémites comme aux racistes sionistes – les crimes des uns nourrissant ceux des autres, dans une spirale qui, laissée à elle-même, ne présente aucune issue.

Résumons avant que les digressions ne fassent perdre le fil : beaucoup d’immigrés d’Afrique sont des travailleurs ; les immigrés d’Afrique, leurs enfants, petits-enfants, etc. sont l’objet d’attaques de la part de dominants qui théorisent leur dangerosité et leur extériorité à la « vraie France ». Quel rapport avec Charlie et le malaise des progressistes touchant la liberté d’expression ? À première vue, aucun, d’autant que Charb, Wolinski et les autres dessinateurs massacrés n’ont jamais été des Finkielkraut du crayon ! Mais si on creuse, finit par surgir cette question : peut-on rire, avec des bourgeois, de certaines croyances et pratiques de certains de nos frères de classe qui subissent déjà bien des discriminations ? Ou, plus abruptement encore : peut-on rire d’un camarade avec son patron ?

Ne le cachons pas, la question n’est pas simple. Mais notre avantage de communistes du XXIe siècle est qu’elle n’est pas neuve. Dans l’histoire des luttes de classes, le Mouvement ouvrier a pu être amené à s’allier à la bourgeoisie libérale contre les obscurantistes féodaux, pour la liberté de conscience, d’expression, la maîtrise de son corps… À l’inverse, il a pu s’allier à de très authentiques réactionnaires contre une bourgeoisie d’oppression rapace, brandissant, à la fin du XIXe siècle, un faux suaire laïque pour généraliser le travail le dimanche…

Au-delà du fait que le rire ne vaut pas alliance, ce détour ne nous invite-t-il pas à remettre le raisonnement politique sur les pieds en commençant, comme y invite Pierre Laurent dans son rapport au Conseil national, par considérer en tout premier lieu la fin qui nous meut ? En d’autres termes, au-delà des alliances ponctuelles, l’important n’est-il pas l’objectif qui les commande, c’est-à-dire notre projet ? La question-clé demeure : que voulons-nous ? En la matière, la réponse est pourtant claire et de nature à permettre un large rassemblement : nous ne voulons pas d’une société encasernée, soumise aux caprices interprétatifs de tel ou tel théologien, nous voulons une société laïque, de liberté de conscience et d’expression, d’égalité citoyenne.

Survient alors promptement la question subséquente : est-ce que cette société laïque est à défendre ou à construire ? Les deux ! De grandes et difficiles conquêtes ont été arrachées – la loi de 1905, la loi de Jaurès, en tout premier lieu, dont on fêtera les 110 ans en décembre – mais le statu quo inabouti et, par là, intolérablement hypocrite, appelle, d’urgence, extension et approfondissement. Liberté d’expression, combat de l’obscurantisme, approfondissement laïque (donc de la liberté, de l’égalité et de la démocratie) : ne sont-ce pas des perspectives civilisationnelles qui sont nôtres et qui peuvent se marier aux exigences de constitution de ce large rassemblement de classe sans lequel tout projet progressiste n’est qu’amas de mots ?

 

Dans le même temps, car il y a souvent deux bouts à tenir – et malheur aux hémiplégiques politiques ! – nous ne voulons pas davantage d’une société militarisée, aux libertés étouffées pour que l’ordre bourgeois règne. Instruits de l’usage antipopulaire des lois liberticides, nous refusons ce piège grossier. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » disait le grand Saint-Just au temps glorieux et périlleux de la Révolution française, mais, chacun le sait ou devrait le savoir, ses plus puissants ennemis ne sont pas aujourd’hui dans nos quartiers – jetés en pâture au soupçon public – et les projets de loi qu’on appelle à droite ne les visent pas, eux. D’évidence, on ne protégera pas la Liberté en sacrifiant les libertés populaires ! Les réponses véritables sont ailleurs.

 

Virer cap pour cap

Si on a bien en tête que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly sont français, ont grandi et passé leur vie en France et ne sont donc en rien des Croisés venus de quelque contrée lointaine, alors la question qui est posée n’est pas celle de quelque fantasmatique fermeture des frontières ou de forteresses et mâchicoulis à opposer à l’étranger ennemi, mais celle de notre société qui, nolens volens, a produit ces individus. En d’autres termes, face aux tentations liberticides qui peuvent percer ici ou là, jouissant des apparences de « l’efficacité sans angélisme », on ne saurait trop méditer cette réflexion que Marx formulait à propos de la peine de mort dans le New York Daily Tribune en janvier 1853 : « Quelle sorte de société est-ce donc, celle qui ne connaît pas meilleur instrument pour se défendre que le bourreau et dont le « journal vedette 00» proclame au monde entier que sa propre brutalité est une loi éternelle ? […] Au lieu de magnifier le bourreau qui exécute une partie des criminels à seule fin de faire place aux suivants, n’y a-t-il pas nécessité de sérieusement réfléchir à changer le système qui engendre de tels crimes ? »

De ce point de vue, n’ayons pas honte de nos combats ! L’austérité que nous dénonçons sans relâche est en bonne place sur la liste des responsables. Quel sort les dirigeants de la sixième puissance mondiale ont-ils réservé aux orphelins Kouachi ? Quelle école leur a été proposée ? Quelles perspectives les systèmes judiciaire et pénitentiaire leur ont-ils ouvert ? Quelles projections en matière d’emploi, d’épanouissement, de vie leur furent offertes ? Quel sens collectif véhicule-t-on en haut lieu, du côté de cette bourgeoisie radoteuse où Macron (« Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires ») ne parvient qu’à bégayer Guizot (« Enrichissez-vous ! ») la veille même de la tuerie ?

 

Ces politiques qui ne visent que l’accumulation de profit de quelques-uns, par-delà les souffrances et les humiliations qu’elles génèrent massivement, sont des culs-de-sac du sens collectif, et par là, des accoucheuses de monstres. Non, la « maudite faim d’or » (« auri sacra fames ») dénoncée par les Anciens ne saurait être un objectif de vie, c’est la maladie de misérables junkies prêts à tous les forfaits pour parvenir à leurs fins lamentables.

La politique extérieure menée par les gouvernements français, particulièrement depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, est assurément un autre élément moteur. Abjecte et injuste, hypocrite et brutale, participant, sous les ordres US servilement acceptés quand ils ne sont pas devancés, à la plongée dans le chaos de territoires gigantesques, elle est aussi de ces machines-outils qui fabriquent à la chaîne des assassins et des fous, ici et là-bas.

Pour tous ces pans structurants de l’action politique, comment ne pas voir l’ampleur et l’urgence du virage ? Cap pour cap, au plus tôt.

Permettre l’espoir à un peuple en attente

Mais tout cela n’est-il que délire utopique d’opiomane, à l’heure où les sondages se suivent pour annoncer la marche triomphale du Front national ? Le martèlement systématique – à qui profite ce crime ? – de l’idée d’un peuple irrésistiblement gagné par le fascisme ne décourage-t-il pas toute action populaire, pensée dès lors comme perdue d’avance ? L’offre politique identifiée ne désole-t-elle pas autant qu’elle désespère ?

De larges spectres médiatiques – de Zemmour à Brunet en passant par tant d’autres – ne répandent-ils pas un venin avec efficacité ? Tout cela est vrai, à certains égards, même s’il faut aussitôt ajouter pour le volet médiatique que le public intéressé par les émissions politiques aurait tort de surestimer leur écho dans la population globale – combien de dizaines de millions de personnes ne regardent pas BFM, n’écoutent pas RMC, ne lisent pas Zemmour ! – et leur influence profonde – on n’écoute jamais en abandonnant toute forme d’esprit critique. Le « totalitarisme médiatique » tout-puissant, comme tout « totalitarisme » est un fantasme impossible, qui suppose des êtres humains pures pâtes à modeler, autrement dit des humains qui n’existent pas.

Des points de blocage existent, assurément, mais les potentialités ont rarement été aussi immenses pour marier liberté, égalité et même fraternité. L’exceptionnelle mobilisation populaire qui a suivi les crimes – malgré ses limites et ses piteuses tentatives de récupération – en a donné un aperçu, coupant court – au moins provisoirement – à la joyeuse parade annoncée du Front national. Mieux, si les actes isolés et les actions de groupuscules déchaînés contre les musulmans se sont dramatiquement multipliés, la bienveillance populaire à l’égard des musulmans a même bondi de près de 10 % (sondage IFOP 01/2015) après les grandes marches républicaines !

Malgré le discours dépréciant ce peuple de France raciste et colonisateur – qui colonisa pourtant, si ce n’est ce même patronat qui exploitait en même temps le peuple de France ? –, nous étions des millions pour la liberté et sans haine pour les pratiquants de quelque religion que ce soit. Quelle fierté dans ces rues ! La fierté de se voir nombreux et de se voir avec le visage insoupçonné de la liberté sans hostilité aux musulmans. Les applaudissements qui se répandirent un peu partout dans les marches l’ont dit à leur façon : nous sommes le peuple de France ; nous ne plierons pas devant le fondamentalisme, nous ne tomberons pas dans le piège du fascisme ; nous sommes un grand peuple pour prendre massivement cette double décision aujourd’hui.

Ces marches ne sont pas tout mais elles sont beaucoup, elles disent beaucoup, elles ouvrent beaucoup.

Notre problème ne s’en trouve pas résolu pour autant, il est vrai ; qui en doutait en aura été pour ses frais après la législative partielle du Doubs qui a vu la nouvelle performance du couple ultra-sponsorisé FN-abstention.

C’est qu’un grand défi est devant nous : briser la croyance populaire, solidement ancrée, selon laquelle rien n’est possible aujourd’hui. De fait, tant que notre peuple croira en sa propre faiblesse – sa mobilisation et son organisation étant sans effet ni objet face aux experts qui savent mieux, face aux marchands dont on ne peut contester la toute-puissance sans être broyé –, alors valsera le couple FN-abstention. Tant que notre peuple croira en sa propre dérive

droitière et fascisante, alors prospérera le couple FN-abstention. Le sinistre piquant de l’affaire est que cette dérive politique massivement intégrée subjectivement est paradoxalement extrêmement fausse objectivement.

Rappelons notre dossier « Pour en finir avec la droitisation de la société ». Voyons ces récentes marches historiques. Analysons encore ce sondage réalisé juste après les tueries : 2/3 des Français refusent tout amalgame entre les fondamentalistes et les musulmans, et ce, dans tous les secteurs, ouvriers compris, quoi qu’on en dise, et hormis celui des artisans et commerçants, quoi qu’on n’en dise rien. Creusons : comment le Front national agrège-t-il ? Quels thèmes choisit-il de mettre en avant ? Écoutons ! Quel communiste, in petto, ne s’est jamais dit après avoir entendu Marine Le Pen : « Mais, hormis l’immigration, ce sont nos propositions ! » ? Pour nourrir l’expansion brune, les tacticiens du Front national scrutent avec la plus grande attention les aspirations populaires : le virage radical du discours du FN en matière sociale et économique – envolé le discours du libéralisme sauvage et vive Syriza ! [sic !] –, parallèle à son essor, devrait achever de convaincre les progressistes déprimés que les potentialités sont aujourd’hui immenses de notre côté, pourvu qu’on veuille bien les voir et se mettre en ordre de bataille pour les saisir. À nous donc de ne pas manquer ce rendez-vous de l’histoire, en proposant un message de dignité, de fierté, en proposant un projet aux arêtes identifiées, au plus près des attentes de notre peuple, un projet qui dise un sens et un chemin de concrétisation. De ce point de vue, ces difficiles élections départementales sont un moment de très forte importance.

Les obstacles sur notre route ne sont pas imaginaires mais il faut bien convenir qu’après l’Amérique latine, le Maghreb, le Burkina-Faso, le Kurdistan, d’aucuns parviennent enfin à rallumer des étoiles dans le ciel européen. L’heure n’est donc décidément pas au découragement quand tout appelle à relever les manches, pour que ceux qui sont tombés ne soient pas morts en vain, pour être à la hauteur des exigences politiques puissamment manifestées par notre peuple, pour relever les défis et saisir les immenses possibles de notre temps. Penser et agir avec résolution et lucidité : la tâche appelle nos bras et nos esprits. En route !

 

Guillaume Roubaud-Quashie,

rédacteur en chef

Pour l'équipe de La Revue du projet 

 

La Revue du projet n°44, février 2015.

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Après les massacres

le 26 February 2015

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