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Quel usage politique de la liberté de consommer ?

Le contre-projet d’une liberté de consommer soucieuse du bien commun ne peut se substituer entièrement au débat politique général et ouvert sur l’organisation de la société et sur le pouvoir.

 

Par Gabriel Montrieux*

Alors que les modèles dits communistes ont été critiqués pour leurs restrictions en matière de consommation, que les régimes à visée socialiste actuels, par exemple en Amérique latine, sont accusés (à tort ou à raison) d’imposer à leurs populations un régime économique contraignant, la liberté individuelle de consommer est souvent présentée comme une des plus grandes forces de légitimation et d’extension du capitalisme néolibéral.

 

Un modèle de changement de société « par le bas »

Cependant, se développe aussi un modèle de changement de société « par le bas », reprenant à son compte la liberté de consommer comme arme et force de proposition d’un contre-projet. Prenant acte de l’apparente incapacité actuelle des pouvoirs politiques à imposer des règles de fonctionnement aux marchés, cette approche célèbre la figure du « consom’acteur », responsable, dont les choix de consommation sont guidés par des considérations éthiques. Toute liberté n’est effective qu’à partir du moment où l’on peut en user. Une série d’outils et de repères permettrait alors de construire des choix individuels « éthiques » de consommation « engagée » (écolabels, commerce équitable, structures de l’économie sociale et solidaire…). Le citoyen est ainsi pensé comme acteur principal des formes de résistances ordinaires, où l’objectif n’est pas de lutter pour le pouvoir, mais contre le pouvoir du capitalisme marchand et de son arsenal de marketing. La question ne serait plus de changer le monde par le haut et d’imposer règles et restrictions, mais bien de donner aux peuples les outils pour construire, librement, les fondements de la résistance politique. L’acte d’achat servirait de bulletin de vote amélioré, à effet direct sur l’organisation économique. C’est une formulation ambitieuse d’un usage politique de la liberté de consommer : pénétrer le champ de l’économie conventionnelle pour convertir une liberté individuelle consumériste (individualiste) en une liberté individuelle soucieuse du bien commun. Cette conception de l’action politique, proposant ainsi un retournement par une fusion entre intérêts individuels et intérêts collectifs, a de quoi séduire.

 

Les risques du consom’acteur

Pour autant, trois principales critiques peuvent être adressées à cet usage politique – se voulant subversif – de la liberté de consommer.

Premièrement – liberté individuelle oblige – les consommations éthiques s’apparentent à un ensemble disparate où chacun compose en fonction de ses habitudes et préoccupations. De l’écologie au social en passant par le patriotisme économique ou les enjeux sanitaires, il est parfaitement possible de voir dans cette pluralité non coordonnée une richesse intrinsèque, ou au contraire un risque de brouillage des directions prises.

Deuxièmement, le sociologue Franck Cochoy, dans un article intitulé « Faut-il abandonner la politique au marché ? » revient de manière critique sur les principes du consom’acteur en estimant que « le marché a certes l’avantage de l’exploration, de la souplesse, de l’invention, mais la politique publique a pour sa part la vertu de faire précéder les choix individuels par des débats ouverts ». Atomisé et individualisé, l’acte de consommation est bien souvent privé du fondement même de la politique, à savoir la confrontation et la délibération, dévoilant une manière de penser la construction du politique, confinée à la sphère privée et affranchie de tout débat d’idées. Dès lors, de quelle politisation parle-t-on ? Ces espaces de mise en débat et de discussion existent néanmoins, mais à l’échelle locale : cafés ou projections débats, réunions publiques, etc. Ils sont organisés par et pour certains groupes « initiés », plutôt dans de micro-espaces sociaux. Les notions de biens communs ou de responsabilités individuelles envers le collectif risquent de se convertir en une norme morale floue et parfois contradictoire. La formulation par certains groupes sociaux d’un ensemble d’intérêt collectif devant s’imposer à tous, sans qu’une mise en débat soit opérée, pose alors un très sévère problème de légitimité. Rien n’est peut-être aussi destructeur pour les principes de la consommation éthique que l’image du « bobo moralisant ».

Troisièmement, peser sur l’économie par une consommation politique ne devient effectif qu’avec la force du nombre. L’idée même du consom’acteur repose sur « le secret espoir que le mécanisme concurrentiel permette de faire avancer les causes ainsi portées plus efficacement que les lois et les autres formes de régulation publique » : c’est « politiser » la consommation par la mise en concurrence, dans le champ économique, de différents modes d’achats diversement « responsables » ou « politisés » (mais sans débat politique général et ouvert). Or, la capacité du capitalisme à s’adapter et à se nourrir des critiques qui lui sont adressées pour renforcer son influence (par la marchandisation de l’humanitaire, par exemple) ne fait plus mystère. Est-il alors possible d’introduire, sur un tel marché concurrentiel, de vrais espaces de consommations éthiques (principalement dans le domaine de l’économie sociale et solidaire), ou des produits dits « citoyens » (du BTP à l’automobile en passant par l’alimentation ou les loisirs) ? Or, il existe une formidable opportunité, pour un capitalisme toujours plus vorace, d’étendre la marchandisation des biens et services par la marchandisation de « l’éthique ». On est pris, bien malgré soi, entre deux feux : d’un côté, étendre un maximum le champ de consommateurs concernés pour exister politiquement ; de l’autre, conserver intacte la substance politique initialement formulée sous peine de voir celle-ci se dissoudre et se transformer en un simple argument commercial de vente.

 

Reconquérir l’échelle de la régulation et de la coordination politique

Au final, l’usage politique de la liberté de consommer n’est pas qu’une solution mais aussi un symptôme, celui de la perte de légitimité de la régulation politique. Cette approche « par le bas », certes intéressante, peut être porteuse d’une impuissance : celle de se priver de l’outil régulateur que serait un État, à transformer. N’est-ce pas jouer à armes très inégales avec les grandes puissances économiques organisatrices du marché de la consommation, possédant une force de frappe communicationnelle inégalable ? L’État (qui est certes un enjeu), en tant qu’organisation légale, rationnelle du pouvoir, reste plus légitime qu’une organisation économique ou que de simples groupes sociaux. Deux directions peuvent être évoquées. La première, sous forme d’utopie, consiste à se demander quelle place pourraient occuper des formes de consommation hors marché (troc, autoconsommation, glanages, systèmes d’échanges locaux ou SEL, bénévolat) visant à prévenir les récupérations marchandes ; la seconde à dire que la politique n’a jamais quitté le marché, qu’elle est inhérente au libéralisme en endossant le rôle d’organisateur contraignant et de garant de la « libre concurrence ». Il faut donc reconquérir l’échelle de la régulation et de la coordination politique et non pas seulement convertir une liberté individualiste en une liberté altruiste. La voie très classique, qui rappelle que l’intérêt collectif prime sur l’intérêt individuel, tant que cet intérêt collectif est légitimé par le débat public, reste porteuse, et pas moins ambitieuse. S’il est utile de reformuler une régulation « par le bas », il l’est aussi de recouvrer la légitimité de l’organisation collective et du pouvoir politique. 

 

*Gabriel Montrieux, est politiste. Il est doctorant en sciences politiques à l’université Lyon-2.

La Revue du projet n°43, janvier 2015. 

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le 21 January 2015

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