La revue du projet

La revue du projet
Accueil
 
 
 
 

Le domaine de la nécessité

Le règne de la liberté*

 

On a souvent accusé le marxisme d’être un déterminisme brutal, qui ferait des idées, des actions, un simple reflet de la base économique et sociale, bref qui nierait la liberté de l’homme. Voici, à l’encontre de ces affirmations, des extraits de Marx penseur du possible de Michel Vadée.

 

L’histoire est, au sens strict, le processus de création de l’homme par lui-même. Engels le fait bien ressortir [...] : « L’homme est le seul animal qui puisse sortir par le travail de l’état purement animal ; son état normal est celui qui correspond à la conscience et qu’il doit lui-même créer. »

 

La pensée de Marx

une pensée de la liberté

Nous avons vu Marx développer cette idée, qui est fondamentale aussi pour lui. C’est en créant les conditions de leur existence, c’est-à-dire, avant tout, les moyens de production eux-mêmes, par leur activité productive ou travail, que les hommes « font » leur propre histoire qui n’est autre chose qu’une auto-transformation, et donc un auto-engendrement de l’homme.

Pourtant, cela ne serait pas suffisant pour faire de la pensée de Marx : une pensée de la liberté. En effet, il faut ajouter à l’idée d’une auto-création de l’homme par le travail, l’idée d’une libération des contraintes de la nature grâce à cette activité elle-même. Si le travail, quels qu’en fussent les formes et les moyens, devait toujours absorber la majeure partie du temps pour la plupart des hommes sans aucune possibilité de dépasser cet état de choses, la liberté resterait l’apanage du petit nombre, et le « règne de la liberté » serait utopique et illusoire. La liberté comme possibilité réelle pour tous les hommes implique quelque chose de plus que l’auto-création humaine, à savoir un accroissement de la maîtrise de la nature tel que la diminution consécutive du travail « nécessaire » bouleverse le caractère et le contenu des activités humaines. C’est seulement si cette deuxième possibilité est une possibilité réelle que l’accès à un règne de liberté véritable est lui-même réellement possible.

Selon Marx, le développement des forces productives remplit cette deuxième condition. Il est la condition de possibilité de la liberté. Marx estimait que les conditions objectives et subjectives de réalisation de la liberté pour tous les hommes commençaient à être réunies. D’une part, les conditions objectives du fait de la première révolution industrielle qui accroissait la maîtrise de la nature d’une manière spectaculaire ; d’autre part, les conditions subjectives du fait que la croissance rapide de la classe ouvrière et de son importance décisive dans le processus de production moderne, la coopération réunissant les ouvriers salariés en grand nombre sur les lieux de production, d’où leur force et la possibilité de leur action. Ces deux processus s’engendrant l’un l’autre, Marx en concluait que seules deux classes principales resteraient en présence. À la suite des socialistes de son temps, il dénonça la division de la société en classes opposées, en dominants et dominés, comme ce qui entrave l’accès à la liberté pour la masse des hommes exploités.

Nombreux sont ceux qui le constatèrent : le mode de production capitaliste et la société civile moderne n’avaient pas supprimé les inégalités et les antagonismes de classes, malgré les idéaux proclamés et poursuivis par les Révolutions bourgeoises anglaise, américaine et française. Le nouveau régime restait économiquement fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Sous la forme nouvelle du salariat ouvrier, il perpétuait les aliénations, les oppressions de toute sorte et la répression politique. L’abolition du salariat, c’est-à-dire de l’achat et de la vente de la force de travail selon un contrat soi-disant « libre » entre l’ouvrier individuel et le capitaliste, était donc le but de « la » révolution sociale.

Dans les sociétés du XIXe siècle, la liberté « réelle » n’existait que pour certaines classes et certains hommes. Pour l’ouvrier de cette époque brutalement mis au chômage sans aucun recours, comme pour celui d’aujourd’hui qui arrive « en fin de droits », la « liberté » est dérisoire ; proclamée en droit, elle est niée en fait. Pour que la liberté acquière quelque réalité pour eux, il est nécessaire d’utiliser à plein les forces productives existantes, ce qui n’est pas le cas avec les crises et dépréciations ou destructions périodiques de biens ou de valeurs. Il est nécessaire de transformer les rapports sociaux dominants, d’abolir le rapport social inégal entre les détenteurs du capital ou de la terre et les détenteurs de la force de travail. Il faut supprimer l’appropriation capitaliste privée. Sans ce changement révolutionnaire, le travailleur « libre » restera privé de liberté réelle, parce que privé des moyens matériels de cette liberté. [...]

L’abolition de l’asservissement économique (exploitation de la force de travail) ne peut se réaliser que par l’émancipation de la classe ouvrière qui est à la fois possible et nécessaire, ce que montrent les luttes politiques du XIXe siècle en Europe.[...]

 

Les conditions de la réalisation de ce que Marx appelle le règne de la « liberté » sont décrites d’une manière condensée dans une page célèbre du troisième livre du Capital, où domine son souci de fonder son propos sur une base économique réaliste. Rapportons cette page pour l’analyser :

« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. De même que le sauvage doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins s’élargissent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité.

La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » 

 

Ainsi, le possible par excellence, c’est cette liberté se développant dans une forme de société où la production destinée à satisfaire les besoins nécessaires est socialement organisée, où la concurrence et la volonté arbitraire des individus ne font plus loi en ce qui concerne ce domaine de la nécessité, mais où s’exercent « librement » les activités « individuelles » en dehors du temps de travail nécessaire. La liberté dont il est question ici ne peut se ramener à « l’intellection de la nécessité », à la « nécessité comprise », et à la détermination du choix fondée sur la connaissance « aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même », comme l’explique Engels quand il dit se placer dans le cadre de la conception hégélienne « des rapports entre nécessité et liberté ».

La manière dont Marx pose la liberté dans la société communiste, en l’opposant au « domaine de la nécessité » implique davantage : dans une société sans classes, la liberté se présente plutôt comme ouverture d’un champ de possibilités pour toutes sortes d’activités inédites, affranchies de toute nécessité, que ce soit l’inévitable ou l’indispensable.

Toutefois, parvenir à cette forme de société est impossible sans la connaissance de la nécessité des lois naturelles impliquées dans les techniques, et sans celle de la nécessité des processus socio-économiques impliqués dans la transformation révolutionnaire de la société de classes actuelle en une société sans classes.

C’est ici que se pose la question de savoir quel est le contenu de la liberté pour Marx. Selon les textes, ce contenu semble entendu de deux manières notablement différentes : tantôt, comme dans la page du Capital citée à l’instant, la liberté est la sphère des activités individuelles laissées à l’arbitraire et aux choix individuels au-delà du travail nécessaire, tantôt Marx la fait consister dans le travail lui-même, mais d’un travail tel que l’homme s’y réalise pleinement, ce qui suppose un dépassement – que l’on entend parfois comme une disparition totale – de la division du travail. C’est ce qui ressort d’une autre page célèbre, écrite en 1845-1846, qui illustre concrètement ce à quoi Marx peut penser aussi à la fin du Capital :

« Dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. » [...]

Ce qui est sûr, c’est que, lorsqu’il est question de liberté chez Marx, ce n’est pas d’une liberté absolue de vouloir, au sens du libre arbitre des métaphysiciens ou de la raison des moralistes rigoristes, mais de celle de l’activité rationnelle délibérée que couronne le plaisir de l’acte au sens d’Aristote, voire au sens des matérialistes et des hédonistes. Marx rappelle que deux conceptions philosophiques de la liberté s’affrontent : « Jusqu’ici la liberté a été définie par les philosophes sous un double aspect : d’un côté par tous les matérialistes, comme puissance, com­me maîtrise des circonstances de la vie d’un individu, d’autre part, par tous les idéalistes, les Allemands en particulier, comme autodétermination, détachement du monde réel, comme liberté purement imaginaire de l’esprit. »

Tout en adoptant la conception matérialiste, lorsqu’il décrit « le règne de la liberté », Marx semble dépasser cette opposition, quoique la possibilité de cette « liberté » repose sur la maîtrise des « circonstances », celles de la production matérielle (rapport à la nature) et celle des rapports sociaux dans une société communiste. La liberté est toujours liée à des moyens objectifs, sans lesquels elle n’est qu’illusoire. Elle s’étend autant que ces moyens le permettent, sans s’identifier à eux. Les hommes sont libres à proportion des moyens matériels dont ils disposent : « Il n’est pas possible de réaliser une libération réelle, ailleurs que dans le monde réel et autrement que par des moyens réels ; [...] l’on ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny, ni abolir le servage sans améliorer l’agriculture.»   

 

*Extraits de Michel Vadée, Marx penseur du possible, Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 456-464, reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

La Revue du projet n°43, janvier 2015.

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.

 

le 21 January 2015

    A voir aussi