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Marxisme et liberté : Sartre et nous aujourd’hui

Dans l’après-guerre, les débats entre Sartre et le Parti communiste sur la question de la liberté furent âpres. Un demi-siècle plus tard, la philosophie de Sartre peut encore nous éclairer sur ce que veut dire faire usage de sa liberté en situation.

 

Par Emmanuel Barot*

La philosophie de Sartre a toujours été centrée sur la question de la liberté, y compris quand c’était pour montrer qui peut la contrecarrer, facteurs objectifs de domination, de condition de classe, ou facteurs subjectifs, prégnance des idéologèmes formels de la république bourgeoise. Par-delà les éléments élitistes (à ses propres yeux d’ailleurs) de son œuvre d’avant-guerre jusqu’à L’être et le néant, son passage progressif au marxisme après 1945 l’a amené à théoriser et politiser son concept de liberté, en mettant l’accent sur les processus individuels et collectifs de libération, c’est-à-dire de victoires, fussent-elles toujours partielles et à prolonger sans trêve, contre l’ensemble des facteurs combinés d’exploitation et d’oppression caractéristiques de la dictature du capital. Ses positions sur la guerre d’indépendance du FLN, Mai 1968, pour évoquer les plus connues, l’usage de sa position clé dans l’espace intellectuel pour mener sans relâche toutes les campagnes de dénonciation nécessaires contre l’impérialisme, l’oppression, la répression, ont révélé, par-delà les méandres de ses relations avec les trotskistes, le PCF sur la courte période 1952-1956, puis les jeunes maoïstes autour de 1968, la continuité d’un positionnement liant consciemment théorie et pratique politique pour défendre la liberté des peuples à s’autodéterminer, et celle des prolétaires à se constituer en une force capable d’opposer sa propre perspective de classe en matière de démocratie économique et politique – en particulier contre les « élections piège à cons » dont il s’employait régulièrement à briser les illusions.

 

La perspective d’une société sans classes et sans État

Ses élaborations autour de la Critique de la raison dialectique, sa défense du marxisme comme la seule philosophie vivante, méritent aujourd’hui de s’intégrer dans une vision stratégique d’ensemble renouvelée. Le défi d’une telle stratégie, c’est la capacité de déployer dans les coordonnées contemporaines la perspective d’une société sans classes et sans État, ce communisme que Sartre appelait « fraternité », avec les moyens concrets de le conquérir. Revenant sur la sclérose stalinienne du marxisme, en 1957 dans Questions de méthode, Sartre rappelait cependant que « cette sclérose ne correspond pas à un vieillissement normal », « produite par une conjoncture mondiale d’un type particulier ». Critiquer les déviations contre-révolutionnaires du XXe siècle qui se sont produites au nom du communisme ne fut jamais pour Sartre l’occasion d’un reniement de ce marxisme dont il disait, dans ce même texte, qu’il est « loin d’être épuisé, presque en enfance », que « c’est à peine s’il a commencé de se développer ». D’où son verdict sans appel : le marxisme « reste donc la philosophie de notre temps : il est indépassable parce que les circonstances qui l’ont engendré ne sont pas encore dépassées ». Son « existentialisme », fondé avant tout sur l’idée qu’aucune nature ni humaine, ni sociale, ni divine ne peut être invoquée pour justifier l’attentisme ou le renoncement, que l’homme est projet et toujours capable, même dans les fers, de refuser l’existant et de repousser les limites du possible, il en a simultanément maintenu la nécessité, estimant qu’il avait organiquement sa place au sein du marxisme. Tant que nous serons dominés par le « règne de la nécessité » (entretenu par la production anarchique de la misère dans le capitalisme), le marxisme est indépassable, mais « Aussitôt qu’il existera pour tous, disait-il de nouveau dans Questions de méthode, une marge de liberté réelle au-delà de la production de la vie, le marxisme aura vécu ; une philosophie de la liberté prendra sa place. Mais nous n’avons aucun moyen, aucun instrument intellectuel, aucune expérience qui nous permette de concevoir cette liberté ni cette philosophie ».

 

Le mouvement réel qui abolit l’état actuel 

Refus de l’utopie, mais conscience des fins que les exploités et opprimés doivent poursuivre par-delà l’ordre établi : preuve que Sartre avait pleinement fait sienne l’idée maîtresse de la dialectique matérialiste révolutionnaire, selon laquelle le communisme, loin d’être une « Idée » ou un « idéal à réaliser », est avant tout, selon la formule de L’idéologie allemande, « le mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Cette tâche est confrontée aujourd’hui à la nécessité de reconstruire les organisations d’un mouvement ouvrier en crise de longue date, et en l’occurrence, de s’adresser avec force aux jeunes générations radicalisées, qu’elles soient ouvrières ou de la jeunesse (lycéenne ou étudiante), qui, faute de perspectives programmatiques et stratégiques radicales, restent désemparées pour répondre aux agressions qu’elles subissent.

Dans le contexte actuel d’une offensive totale de la bourgeoisie, servie par un socialisme de pouvoir qui criminalise les mouvements sociaux et les révoltes de la jeunesse – accumulant au passage mensonges et propagande pour expliquer que c’est de sa faute si Rémi Fraisse a été tué par la gendarmerie – être sartrien, c’est rappeler que pour combattre, il faut comprendre les « situations », en mesurer toute la gravité, autant que pointer la faiblesse des réponses apportées, en particulier par les organisations réformistes. Mais on ne peut être sartrien sans aussi, à nos yeux, dépasser la principale limite de la figure de « l’intellectuel engagé » ou « compagnon de route » qu’il a incarnée. Contre « l’intellectuel organique » du prolétariat théorisé par Gramsci, ou l’intellectuel qu’on qualifiera de léniniste, organiquement lié à la classe mais explicitement par la médiation du parti révolutionnaire, Sartre a presque toujours cru qu’il lui fallait rester hors des partis. Aujourd’hui, cette vision trouve ses limites : toute pensée et toute pratique de la liberté, pour être révolutionnaires, doivent faire corps et s’organiser avec les agents actifs de la lutte des classes, avec ce « mouvement réel » qui, même s’il est encore souterrain ou minoritaire, est justement en train de gronder.

 

*Emmanuel Barot est philosophe. Il est maître de conférences de l’université de Toulouse- Jean-Jaurès.

La Revue du projet n°43, janvier 2015.

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le 21 janvier 2015

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