Par Pierre Crépel et Nicolas Dutent*
Tout le monde se targue de « défendre la liberté ». Parodions qui vous savez : Un spectre hante le monde : le spectre de la liberté. Tous les hommes politiques du monde se sont unis en une Sainte-Alliance pour l’exalter : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne, Hugo et Napoléon III, Jaurès et Clemenceau, Churchill et Staline, Marchais et Giscard, Allende et Pinochet, Benoît XVI et Mgr Gaillot, Hollande et Sarkozy.
Un terme ambigu
Il existe une équivocité de la liberté bien actuelle. Parmi une longue série, ce mot « piégé » est à la source de conflits et de confusions innombrables, tant ses emprunts sont biaisés ou l’occasion de diverses manipulations, politiques comme sémantiques. Leibniz ne prévenait-il pas d’ailleurs, dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, que « le terme de liberté est fort ambigu. Il y a liberté de droit, et liberté de fait ». Ce thème est un air lancinant de la bataille rhétorique et idéologique : on agite la liberté comme un étendard bien commode. Dans cette logique opportuniste, on dégaine ce refrain pour servir les intérêts particuliers du moment, au mépris de l’histoire, des polémiques et de la complexité inhérente à ce concept. Si bien qu’on y fait entrer tout et son contraire. Rarement un mot aura été le prétexte à un tel pillage, à un tel galvaudage et le signe d’un si profond malaise dans la tumultueuse vie des idées !
Face à l’insuffisance de lieux pour renouveler cette problématique, tout un chacun semble se forger, dans son coin, une vague idée de la liberté, convaincu que cette aspiration à la liberté est le but vers lequel nous tendons tous. Si tant est que nous soyons libres, que cette liberté soit immanente ou à réaliser, quelles sont les fins qui gouvernent cette recherche ? Force est de constater qu’en fonction de notre héritage, de nos expériences concrètes, théoriques voire sensibles – incluant les motifs politiques qui nous poussent, consciemment ou non, à agir – une grande diversité de conceptions de la liberté semble cohabiter. Cette cohabitation du divers n’a rien d’harmonieuse : elle relève plus de l’affrontement que d’un dialogue serein à armes égales. Et pour cause ! Sans forcément mesurer leur portée et les lointaines querelles dont ils sont issus, les discours sur la liberté maintiennent vivante une tension, une rivalité, entre différents présupposés et les projets en présence plus ou moins compatibles entre eux.
Quel rapport en effet entre la liberté d’entreprendre martelée par les capitalistes sous le visage de « la main invisible », l’existentialisme sartrien à la fois angoissant et responsabilisant qui « nous condamne à être libre » tout en ouvrant la perspective de défaire positivement « ce qu’on a fait de nous » (conception charnière d’une liberté-fardeau qui, sans nier les déterminismes qui nous oppressent, déclare que « l’existence précède l’essence »), la praxis gramscienne, le spinozisme jugeant « que les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients
de leurs désirs mais ignorants des causes qui le déterminent », ou encore la liberté des Anciens et celle des Modernes ? « Choisir c’est renoncer » intimait Platon. Alors que choisir : le marché ou l’État ? Dans une certaine acception contemporaine, à la fois caricaturale et brutale, le marché (« laisser-faire, laissez-passer ») procéderait du naturel et exprimerait le régime de la liberté. Tandis que l’État imposerait le régime artificiel de la contrainte. On a longtemps envisagé une sorte de compromis, de moyen terme, qui s’est révélé caduc. Cette variante insatisfaisante et trouble du marché « régulé » a bouché l’horizon : les gouvernements Blair, Schröder, Hollande-Valls en constituent des exemples caractéristiques.
Une question éminemment politique
La question de la liberté, de ses usages et de ses manifestations possibles, est donc éminemment politique. Pour le Parti communiste français elle a été l’objet de fortes ambivalences. S’il fut bien seul lorsqu’il s’est agi de prendre position contre le colonialisme et pour la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, son soutien, d’abord indéfectible, puis distant, à l’URSS, l’a fait considérer comme suspect. À propos du couple liberté/égalité, on disait autrefois aux communistes : à l’Ouest, on a choisi la liberté, quitte à tolérer des inégalités ; à l’Est, au nom de l’égalité, vous avez choisi la dictature ! Le PCF y a apporté des réponses diverses, plus ou moins nuancées, insistant souvent sur la différence entre les libertés dites « formelles » et les moyens de l’exercer concrètement. Il a progressivement pris conscience, notamment dans les années 1970, de la nécessité de brandir le drapeau de la liberté en toutes circonstances et de le charger de connotations nouvelles. Où en est-on maintenant ?
L’histoire nous a, au contraire, appris qu’au-delà du capitalisme sauvage et du stalinisme, de nombreuses voies se sont ouvertes et à de multiples reprises. Des luttes naissent ou rejaillissent. Elles ne s’opposent pas, pas plus qu’elles ne se confondent. Ces mouvements aujourd’hui s’entassent et répondent à plusieurs types d’exigences : démocratiques, civiques, égalitaires qu’on aurait de la peine à hiérarchiser, tant tous s’imposent avec un caractère d’urgence, impérieux, qu’ils soient imbriqués ou irréductibles entre eux. Car la défense des libertés est en prise à des vents mauvais en dépit de ses succès fragiles, fluctuant selon la nature des régimes politiques, l’évolution des mœurs et du droit, la géographie et la capacité des aspirations sociales à se faire entendre, ou pas.
Au-delà de la diversité de leurs points de vue, les hommes des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et bien d’autres), ceux la Révolution française (Condorcet, Paine, Robespierre, etc.) ont eu des conceptions larges et prometteuses de la liberté politique, bien que toujours « dans leur époque ». Progressivement, le courant « libéral » des années 1820 (qui luttait certes contre la monarchie décomplexée) s’est rabougri sur une liberté des possédants, mais, au sein de la société, a monté une vision plus audacieuse, plus ouverte, plus universelle de la liberté. Comme le dit Maurice Lachâtre, dans son Nouveau dictionnaire universel, en 1873: « Le libéralisme a fait place au républicanisme ; ensuite le républicanisme a fait place à la démocratie ». Il n’y a donc pas pour eux rupture mais continuité, entre la liberté et la république sociale. Le Grand Larousse du XIXe siècle (1872) n’opposait pas les différentes formes de la liberté : « Être libre, c’est être affranchi de toutes les servitudes ; or, y a-t-il servitude pire que l’ignorance et la misère ? [...] La vraie liberté, la liberté puissance n’est pas seulement, comme le prétend l’école libérale du laisser-faire, le droit, mais bien le pouvoir de développer ses facultés sous l’empire de la justice et la sauvegarde de la loi. Qu’est-ce qu’un droit abstrait sans les moyens de l’exercer ? À quoi servent aux aveugles les réverbères, et suffit-il pour les paralytiques de décréter le droit de marcher ? » Marx a montré, quant à lui, que le dépassement des conceptions réductrices ou bornées de la liberté passait par l’annulation de toutes les formes d’aliénations, défi inextricablement pratique et théorique.
Comment le marxisme peut-il actualiser la liberté ?
Il nous faut à présent trouver les moyens par lesquelles concilier possibilité historique et nécessité historique. Autrement dit, répondre à la question : comment le marxisme peut-il actualiser la liberté sur le sol de déterminations héritées, ce nécessaire historique que les conservateurs nous présentent comme invariable ? Le capitalisme a pu donner l’illusion de défendre la liberté, Staline l’a d’ailleurs aidé à cacher ses crimes, en en perpétrant d’autres. Il nous revient de substituer au « libre jeu des intérêts, des besoins et des passions » supposant que « chacun voulant son bien particulier concourt par là, sans le vouloir, au bien de tous » (Fable des Abeilles, Mandeville), une conception de l’histoire dynamique, en train de se faire, à la fois imprévisible mais disponible à l’invention comme le rappelait Isabelle Garo dans un essai récent. Souvenons-nous du Discours à la Jeunesse prononcé à Albi en 1903 par le journaliste et philosophe Jean Jaurès. Dans un passage fameux, le puissant tribun scandait : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création »
« Le monde libre » a manifesté son impuissance structurelle à offrir un avenir collectif acceptable pour tous. Il est temps, en pensant avec – et parfois contre – tous les spectres qui nous habitent, et ce diffus composé par les troupes progressistes, de rallumer dans le ciel obscur les étoiles éteintes.
La flamme de l’émancipation pour ainsi se frayer un chemin, et, osons-le, constituer le nouvel « horizon indépassable » de notre temps ? Nombre de détours seront nécessaires. Qu’est-ce qui distingue la liberté de la démocratie ? Quels droits la majorité a-t-elle sur les minorités ? Une révolution est-elle infailliblement privative de libertés ? La liberté diffère-t-elle en fonction du sexe et du poids économique des pays ? Peut-on traiter la délinquance autrement que par la privation de liberté ? La liberté de consommer conduit-elle à la catastrophe écologique ? La révolution numérique, la redistribution des classes sociales, les solidarités nouvelles et l’émergence « d’autres façons » de faire de la politique bouleversent-elles nos conceptions classiques de la liberté ? Une préservation de la liberté est-elle possible au sein d’un « tout » fortement déterminé par la vie et les conditions matérielles, mais aussi, les affects ? Le libre arbitre est-il une illusion rétrospective ? Avec l’humilité que commande une telle entreprise, ce dossier de La Revue du projet esquisse des réponses à ces questions à la fois graves et brûlantes.
Pour y parvenir, Michel Vadée, dont la philosophie est charnière dans le dialogue contemporain entre marxisme et liberté, nous ouvre la voie. S’agissant de la liberté, il indique dans un passage lumineux de Marx Penseur du Possible (L’Harmattan) qu’il : « s’agit d’une liberté concrète, d’une liberté réalisée dans l’action, par l’intervention pratique des hommes dans l’histoire. Cette liberté est une fin consciente et conquise, non un attribut, une propriété ou une “chose”, qui seraient déjà là chez l’homme au point de départ. C’est une liberté à conquérir, plutôt qu’à reconnaître ou à retrouver. C’est un résultat, non un présupposé ». Faisons de ces mots un fécond usage !
*Nicolas Dutent est coresponsable de la rubrique Mouvement réel. Pierre Crépel est responsable de la rubrique Sciences. Ils sont les coordonnateurs de ce dossier.
La Revue du projet n°43, janvier 2015.
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Il existe une science ...
Michel Vadée écrit : " ... une liberté réalisée dans l’action, par l’intervention pratique des hommes dans l’histoire".
Je le prolonge ici en écrivant :
Il existe une science récente, expérimentale, bien fondée, de l'EMERGENCE de produits nouveaux et de qualités nouvelles ( dans les systèmes biologiques principalement, suite à leur fonctionnement normal, étudié par ordinateur ), science forcément ignorée par Marx, science qui correspond aux initiatives des militants et peut les aider.
Je propose un "Système dynamique non-linéaire" à capacités graphiques pour ordinateur et son écran, que j'ai créé avec mon fils Dominique (logiciel source en libre accès).
Chacun, pour découvrir et se convaincre, peut le paramétrer et l'expérimenter de millions de façons. Personnellement j'ai utilisé cet outil pour toutes mes explorations et explications concernant l'émergence : c'est grâce à lui que j'ai appris les bases.
Voir : http://fifi24.com (adresse non clicable mais exacte)
Par Philippe Gascuel, le 09 mars 2015 à 09:38.