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Bernard Friot* réagit au dossier « La fabrique de l’assistanat »

paru dans  La Revue du Projet n° 39 en septembre 2014

 

Je suis d’accord avec la thèse qui court au long des contributions : la mise en cause des prétendus « assistés » de la Sécurité sociale est populaire parce que des prestations sociales communes ont été progressivement réduites au bénéfice de prestations centrées sur des publics cibles (par ex. la mise sous condition de ressources d’une partie des allocations familiales), ce qui nourrit le ressentiment de ceux qui dépassent à peine les seuils d’éligibilité. Contre cette dérive, il faut réaffirmer l’universalité des prestations sociales et des services publics communs : oui, l’universalité est au cœur d’une Sécurité sociale émancipatrice. C’est pourquoi je suis stupéfait que depuis trente ans notre parti et la CGT aient fait de la modulation des cotisations sociales (une proposition qui revient dans au moins deux contributions du dossier) le cœur de leur proposition de réforme de son financement. Cette proposition de type pollueur-payeur est dangereuse : l’unicité du taux de cotisation est aussi décisive à l’universalité de l’institution que l’unicité des droits aux prestations. Quand se seront multipliés les taux de cotisation, le jeu des capitaux dominants sur les différences de taux viendra doubler leur jeu sur les différences de conventions collectives, et alors bonjour les dégâts multipliés de la sous-traitance ! Si cette revendication l’emportait, c’en serait fini et des collectifs de travail et de la Sécurité sociale.

Prestations contributives et non contributives

Cela dit, le dossier ne dit rien sur ce qui a été jusqu’ici le vecteur décisif de la mise en cause de l’universalité, à savoir la distinction entre prestations contributives et non contributives. Contrairement à ce qui est écrit à plusieurs reprises, la réforme n’a pas d’abord comme objet la réduction de la protection sociale à la lutte contre la pauvreté. Son objet premier est l’augmentation de la contributivité des prestations : qu’on pense au « j’ai cotisé, j’ai droit » sur lequel repose la réforme des pensions ou du chômage, et à la multiplication des comptes individuels générateurs de droits proportionnels aux points ou aux jours accumulés. C’est cette contributivité accrue qui appelle en contrepartie des « prestations non contributives » réservées à des groupes définis par leur difficulté à accumuler des droits contributifs. Les mêmes droits pour tous sont remplacés par deux types de droits s’adressant à deux populations distinctes : ceux qui sont censés tirer leur épingle du jeu sur le marché du travail grâce à la « sécurisation des parcours professionnels » construite ANI après ANI par le MEDEF et la CFDT, et les victimes du marché du travail. En faisant dépendre les droits sociaux de la « contributivité », c’est-à-dire de la présence sur le marché du travail, les réformateurs font des prestations sociales soit une prévoyance en répartition (le « salaire différé »), soit une lutte contre la pauvreté de victimes toujours suspectes de passivité

Le marché du travail

Énoncer ainsi l’enjeu de la réforme est très différent de dire, comme on peut le lire dans le dossier, que fondée en 1945 sur le pari de la généralisation de l’emploi stable pourvoyeur de cotisations suffisantes, « la maîtrise socialisée du marché de l’emploi » au cœur de la Sécurité sociale se serait depuis trente ans heurtée aux politiques de dérégulation du marché du travail et d’activation des dépenses qui, en conditionnant les prestations à l’emploi à tout prix (cf. RSA activité), fragilisent l’emploi stable et correctement payé tout en marchandisant le service de l’emploi, dérive qu’il faudrait contrer par « une véritable sécurisation de l’emploi et de la formation ». Quand elle a été à l’offensive des années 40 aux années 60, la classe ouvrière n’a pas cherché à maîtriser le marché du travail mais à le supprimer. Le marché du travail est une institution centrale du capitalisme qui découle de la propriété lucrative des instruments de production, et il n’est pas plus amendable que cette dernière. Le statut de la fonction publique, celui des salariés des entreprises publiques, ces grandes institutions liées aux noms de Maurice Thorez et de Marcel Paul, suppriment le marché du travail, radicalement dans la fonction publique d’État, qui repose sur le salaire à vie de salariés dont la qualification, et donc le salaire, est attachée à la personne par le grade. Il n’y a pas de bon marché du travail, par plus qu’il n’y a de bon emploi, si on désigne rigoureusement par ce terme l’attribution de la qualification (et donc du salaire) au poste de travail ou au parcours professionnel mais jamais à la personne même du salarié ; et la « sécurité emploi-formation » a bien du mal de se distinguer de la sécurisation des parcours professionnels. Le seul projet à la hauteur de 1945 est la suppression conjointe de l’emploi et de la propriété lucrative et leur remplacement par le salaire à vie pour tous et par la copropriété d’usage de tous les outils de travail par les seuls salariés ou travailleurs indépendants.

Si ce projet d’honorer 1945 en le poussant plus loin n’est pas une utopie, c’est parce que la Sécurité sociale, contrairement à ce qui est énoncé dans plusieurs contributions et implicite dans la plupart, n’est pas la couverture de besoins, assurée grâce à la solidarité de ceux qui ont un emploi par la socialisation de la richesse créée dans les entreprises, qui bénéficient ainsi d’une main-d’œuvre mieux reproduite. Pas plus que le salaire direct n’est du « pouvoir d’achat » (il a été conquis comme la reconnaissance d’une qualification, précisément contre le « prix de la force de travail » qui couvre les besoins de sa reproduction), la cotisation n’est pas la couverture de besoins de reproduction élargie de la force de travail, ni une ponction sur la valeur produite par des actifs solidaires d’inactifs. Ou alors il faut démontrer que les parents éduquent des forces de travail, que le système de santé, qui se consacre en majorité à la dernière année de vie, reproduit des forces de travail, que l’espoir de vingt ans de retraite est nécessaire à la présence sur le marché du travail. Plus encore, il faut démontrer que la classe ouvrière n’a jamais été révolutionnaire, qu’elle a tout juste réussi à changer la répartition de la valeur mais pas du tout sa production, que les capitalistes ont raison quand ils disent que ne produisent de valeur que ceux qui vont sur le marché du travail pour mettre en valeur du capital, et que ceux qui n’ont pas d’emploi ne peuvent vivre que de la solidarité de ces actifs.

Un salaire à vie

À côté du statut de la fonction publique, la cotisation sociale instaure en 1945 – et ici c’est Ambroise Croizat qu’il faut nommer – non pas un autre partage mais une autre production de la valeur économique. Tout comme les fonctionnaires produisent la valeur économique correspondant à l’impôt qui les paie, la cotisation est un salaire qui reconnaît une production de valeur par ceux qu’elle paie : en 1945 les parents, puis les soignants, et, depuis les années 1970, les retraités et les chômeurs. C’est le tiers du PIB qui est produit aujourd’hui par un travail sans employeurs ni actionnaires ni dictature du temps, selon une pratique salariale anticapitaliste. La réforme est la tentative du capital de réimposer sa pratique de la production de valeur. À nous de renouer avec la dynamique révolutionnaire en généralisant à toute la production une pratique salariale déjà bien implantée et combattue sans merci : copropriété d’usage de tous les outils de travail, salaire à vie pour tous de 18 ans à la mort (par exemple dans une fourchette 1 500-6 000 euros nets mensuels), mesure de la valeur par la qualification du producteur, subventionnement de l’investissement par une cotisation économique et une création monétaire sans crédit, démocratie sociale dans toutes les institutions de la valeur sur le modèle de la gestion du régime général de la Sécurité sociale par des salariés élus élisant les directions des caisses entre 1947 et 1960.

La Revue du projet, n°42, décembre 2014.

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le 16 December 2014

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