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L’histoire et ses fantômes, Florian Gulli et Jean Quétier

 

 

Si, comme l’affirme Marx, c’est la vie qui détermine la conscience et non l’inverse, comment comprendre que certaines idées paraissent survivre au contexte qui les a fait naître et que l’histoire puisse pour ainsi dire se répéter ?

 

Par Florian Gulli et Jean Quétier

Au-delà de la boutade, en parlant de répétition, Marx reprend un thème développé par le philosophe Hegel (1770-1831) et par l’écrivain Heine (1797-1856). Il trouve chez le premier l’idée de répétition historique et chez le second celle du passage de la tragédie à la farce. Convoquant ces schémas interprétatifs, il s’emploie, à chaud, à élaborer sa propre compréhension du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851.

 

La répétition historique.

Le 18 Brumaire de l’an VIII, c’est-à-dire le 9 novembre 1799, Bonaparte (1769-1821) renversait le Directoire, devenait premier consul et bientôt empereur. Une cinquantaine d’années plus tard, le 2 décembre 1851, Marx assiste à « la deuxième édition du 18 Brumaire », au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873), le neveu du précédent, peu après son élection au suffrage universel. La succession de ces deux événements semble donner raison au philosophe Hegel, qui affirme, dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, que l’histoire se répète. La république romaine par exemple serait morte deux fois ; d’abord vidée de sa substance par l’autoritarisme de César puis remplacée quelques années plus tard par l’Empire.

Marx reprend l’idée de Hegel en la corrigeant : l’histoire se répète, mais la répétition est toujours ratée. Les deux Napoléon accèdent au pouvoir par un coup d’État, ils deviennent tous les deux empereurs, mais au-delà de cette similitude, le premier diffère profondément du second. Le destin de Napoléon Ier est tragique ; celui de Napoléon III comique. En effet, Napoléon Ier, mais aussi Danton et Robespierre, sont des personnages tragiques. Ils sont des forces historiques agissantes, des « colosses », qui meurent en accomplissant un destin grandiose. Les uns et les autres participent à leur manière à la disparition du monde féodal et à l’établissement d’une nouvelle formation sociale, la société bourgeoise. La conquête napoléonienne par exemple balaya partout en Europe les petites aristocraties locales, vestiges de l’Ancien régime.

En comparaison, Napoléon III, Caussidière et Louis Blanc, sont des personnages de farce. Ces individus n’incarnent plus la contradiction d’une époque, la lutte entre un ancien monde en train de sombrer et un nouveau qui émerge. Leur destinée individuelle n’accomplit aucun progrès historique. À l’heure des révolutions, le printemps des peuples de 1848, leur vie publique est pur anachronisme. « La seconde édition du 18 Brumaire » ne doit donc pas être comprise comme la manifestation de la nécessité de l’Empire pour la France en ce milieu du XIXe siècle. La répétition comique d’un épisode historique signifie bien plutôt sa mort définitive. Elle va permettre aux hommes d’abandonner la nostalgie qu’ils pouvaient encore éprouver à son égard. S’il y avait, en France, une nostalgie de l’Empire après la mort de Napoléon Ier, il y en aura moins après le règne de Napoléon III. Le comique du neveu aura permis aux hommes de commencer à s’affranchir de ce passé encombrant.

Parler de répétition historique ne signifie pas que les hommes se contentent de subir une histoire se faisant sans eux. Les hommes sont actifs, ils « font leur propre histoire » ; les révolutions politiques par exemple n’adviennent jamais automatiquement. Cette histoire, néanmoins, les hommes ne la commencent pas ; elle a un poids, des tendances lourdes, une certaine inertie. S’il y a néanmoins de la liberté, c’est parce qu’il existe au présent des marges de manœuvre. Mais cette liberté est relative, elle ne peut se déployer que dans des circonstances « données et transmises ». Ces circonstances désignent les rapports de classes au sein desquels les individus agissent, mais Marx inclut dans ce texte, parmi les circonstances dont les hommes héritent et qui pèsent sur leur action, les représentations politiques traditionnelles.

 

La politique, entre « langage d’emprunt » et « nouvelle langue »

Le 18 Brumaire est souvent présenté comme un texte qui viendrait nuancer la théorie de l’histoire développée dans L’Idéologie allemande. Alors que, dans ce dernier ouvrage, Marx et Engels auraient tout simplement dénié toute histoire propre aux représentations politiques, comprises comme productions idéologiques émanant des rapports matériels qui régissent la vie des hommes, Le 18 Brumaire redonnerait à la sphère politique une forme d’autonomie8. En réalité, plus qu’ils ne s’opposent, il nous semble que les deux textes se complètent. Marx n’affirme pas ici que les représentations politiques sont complètement indépendantes et déliées des rapports de production, il essaye bien plutôt de montrer que certaines représentations politiques peuvent survivre aux rapports sociaux qui les ont vu naître. Elles ne surgissent donc pas de nulle part, elles ont bien été produites par un contexte socio-économique déterminé, mais elles peuvent subsister alors même que ce contexte a changé : c’est ce qu’on appelle la tradition.

En l’occurrence, dans Le 18 Brumaire, Marx cherche à comprendre comment Louis-Napoléon Bonaparte a pu trouver une base sociale pour être élu président de la République et a pu réussir à faire accepter son coup d’État, alors même que la période en question était révolutionnaire. L’intérêt de son analyse est justement qu’elle ne s’en tient pas à l’énoncé de l’existence d’un « mythe » bonapartiste, celui d’un exécutif fort, entretenant un rapport direct avec le peuple, se plaçant au-dessus des différentes classes sociales. Elle montre également comment ce discours qui joue sur la nostalgie du Premier Empire entre en résonance avec les préoccupations de la petite paysannerie parcellaire, cette classe de petits exploitants agricoles, devenus propriétaires sous la Révolution française. Comme le dit Marx un peu plus loin : « La tradition historique a fait naître dans l’esprit des paysans français la croyance miraculeuse qu’un homme portant le nom de Napoléon leur rendrait toute leur splendeur ». Croyance qui se révèle toutefois illusoire car, pour Marx, c’est dans la propriété parcellaire elle-même qu’il faut chercher la source des malheurs de la paysannerie (appauvrissement, endettement, etc.) : une forme de propriété précisément consolidée par l’action de Napoléon Ier.

L’analyse proposée par Marx permet donc de comprendre pourquoi les différents acteurs de l’histoire ne raisonnent pas exclusivement en des termes propres à la situation qui leur est contemporaine. La métaphore de la langue que Marx développe dans ce texte permet d’ailleurs d’envisager comment ces différents facteurs se combinent dans une période de changement social. Dans un contexte dans lequel elle n’est plus adéquate, la langue maternelle de la tradition devient une langue d’emprunt qui met du temps à laisser place à la nouvelle langue, celle qui traduit correctement les intérêts des différentes classes.

 

« Hegel1 fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et les grands personnages de l’histoire mondiale surgissent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Caussidière2 pour Danton3, Louis Blanc4 pour Robespierre5, la Montagne de 1848 à 18516 pour la Montagne de 1793 à 17957, le neveu pour l’oncle. Et même caricature dans les circonstances où paraît la deuxième édition du 18 Brumaire.

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre chef, ni dans des circonstances qu’ils ont eux-mêmes choisies, mais bien dans des circonstances qu’ils trouvent immédiatement déjà là, des circonstances qui leur sont données et transmises. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se bouleverser eux-mêmes et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément dans de telles époques de crise révolutionnaire qu’ils appellent craintivement les esprits du passé à leur rescousse, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour jouer une nouvelle scène de l’histoire mondiale sous ce déguisement respectable et avec ce langage d’emprunt. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle, mais il ne se sera approprié l’esprit de cette nouvelle langue et ne sera en mesure de s’en servir pour créer librement que lorsqu’il saura se mouvoir dans celle-ci sans réminiscence, en oubliant en elle sa langue d’origine. »

 

Karl Marx,

Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales,

Paris, 1984, p. 69 sq.

Traduction de Gérard Cornillet (modifiée)

 

 

Le 18 Brumaire, essai d’histoire immédiate

Après le bouillonnement révolutionnaire de 1848, les années qui suivent sont celles du reflux. Marx s’exile à Londres en 1849 et peine à poursuivre la publication de la Nouvelle Gazette Rhénane, le journal qu’il avait fondé à Cologne l’année précédente. Le début des années 1850 est alors l’occasion pour Marx d’analyser la séquence sociale et politique que l’Europe, et notamment la France, vient de connaître. Les Luttes de classes en France puis Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, rédigés entre 1850 et 1852, constituent ainsi un essai d’histoire « à chaud », une tentative d’application de la méthode matérialiste aux événements qui ont secoué la France entre la proclamation de la deuxième République le 24 février 1848 et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851.

 

Notes de La Revue du projet

(1) - Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) est un des principaux représentants de l’idéalisme allemand. Avec lui, l’histoire devient un objet véritablement philosophique.

(2) - Louis-Marc Caussidière (1808-1861) participe à la révolution de 1848. Il est nommé préfet de police par le gouvernement provisoire, mais après l’échec des journées de juin, il se réfugie aux États-Unis.

(3) - Georges Danton (1759-1794), figure de la Révolution française, associée à la défense de la « patrie en danger » menacée par l’alliance des monarchies européennes contre la République. Il meurt guillotiné.

(4) - Louis Blanc (1813-1882), membre du gouvernement provisoire en 1848, contraint lui aussi de s’exiler après les journées de juin 1848.

(5) - Maximilien Robespierre (1758-1794), figure de la Révolution française associée à la Terreur, membre du comité de salut public. Il meurt guillotiné.

(6) - Groupe républicain à l’Assemblée nationale constituante de 1848. La répression va s’abattre sur lui après les journées en juin 1849, contraignant de nombreux députés à la fuite.

(7) - « La Montagne » est le nom du groupe parlementaire mené par Danton et Robespierre. Favorable à la République, le groupe doit son nom à sa position dans l’Assemblée : tout en haut, sur les bancs les plus élevés.

(8) - Sur ce point, nous renvoyons au commentaire développé dans le numéro 40 de La Revue du projet.

 

La Revue du projet, n°42, décembre 2014. 

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L’histoire et ses fantômes, Florian Gulli et Jean Quétier

le 16 December 2014

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