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Guerre à la guerre, René Gallissot*

Le roman des malheurs de la guerre remplace l'analyse historique des ruptures de l'ordre social. Les oubliés de la commémoration sont les opposants, ceux qui ont dit non à la guerre contre le nationalisme dominant.

Les commémorations sont les pires des choses. Elles servent à conforter l’idéologie dominante, ce que montre aujourd’hui la célébration de la guerre de 1914-1918. L’expérience est éteinte ; reste le bla-bla ; les derniers témoins sont morts. On ne s’intéresse même plus aux témoignages, aux récits qui ont suivi immédiatement la guerre, ni à la littérature d’époque. Henri Barbusse est un nom de rue qui ne correspond plus à rien. De surcroît, la médiatisation pousse encore plus les historiens au commentaire d’albums familiaux et à se complaire dans l’exercice de reconstitution du « vécu » des combattants et du sort « subi » par les populations. Le roman des malheurs de la guerre remplace l’analyse historique des ruptures de l’ordre social. La complaisance commémorative relève d’un provincialisme français, aussi exclusivement français que les cartes de la météo : à la télévision nationale, la pluie s’arrête aux frontières de l’hexagone sur la vieille carte des écoles qui remonte la Corse pour l’incorporer…
Or dans cette guerre s’ouvrent les années de révolutions de 1917 à 1923. Jamais ne s’est reproduite la poussée de grèves et de luttes sociales qui secoua le monde en 1919-1920 ; la Chine est entrée en révolution et en Amérique flambe l’exemple de la révolution mexicaine. Cette guerre, qui commença dans les Balkans, fut d’abord le conflit extrême des nationalismes d’Europe, avant de devenir mondiale par l’entrée en action des États-Unis et autres alliés pour la finale, et avant de passer à un nouveau partage du monde, à une redistribution des colonies et au montage financier de la suprématie du dollar. Mais prononcer le terme d’impérialisme s’avère une grossièreté malvenue.

Retour à l’histoire-bataille, cette fois intériorisée
Il se trouve que la démarche des historiens, en France particulièrement, avait contesté l’histoire-bataille : celle qui s’employait au récit événementiel des combats. La critique venait des partisans d’une histoire économique et sociale autour de la revue Les Annales et, par la suite, de l’influence d’une approche historique se réclamant du marxisme. Or voici que l’histoire-bataille fait retour mais de l’intérieur, par la psychologie des combattants, des victimes et de leur entourage, des grands-parents aux enfants. Album de famille ou téléréalité ?
Cette quête subjective n’est pas le fait des seuls historiens ; la mode de la subjectivité relève de la dérive des sciences sociales qui prétend se défier des « grands récits idéologiques » ; entendez : jeter à la poubelle, par anticommunisme, la compréhension des rapports sociaux et des inégalités dans les rapports internationaux et la signification des antagonismes collectifs. L’attention doit aller à l’individu comme si l’individu existait en dehors de relations sociales ; pure invention du libéralisme. La subjectivité résulte de relations qui sont donc intersubjectives par situation, position, condition sociale.
Ce recul en revient à une histoire littéraire, celle des récits intimes qui permettent certes de discerner les effets traumatiques des combats, voire d’exposer les crimes de guerre, et aussi de suivre l’accoutumance à l’horreur. Mais plus foncièrement, il s’inscrit dans une régression patriotique qui consacre l’Union sacrée dans la guerre. Cette complaisance s’écarte même de ce que l’historien français, Pierre Renouvin, lui-même blessé de guerre, nommait les « forces profondes », ces mobilisations d’idéologie nationale jusqu’à la mort. En effet, le patriotisme n’est pas vu comme une adhésion collective mais comme un sentiment personnel en souffrance. Les oubliés de la commémoration sont les opposants, ceux qui ont dit non à la guerre contre le nationalisme dominant.

Premier oubli :
le renversement idéologique de l’ennemi héréditaire anglais en ennemi allemand, le boche

En 1898, le conflit armé a failli éclater entre l’armée coloniale britannique et l’armée française au sud du Soudan à Fachoda. L’ennemi de la République française coloniale était alors l’empire britannique ; le racisme disait l’ennemi « héréditaire ». Mais après l’affaire Dreyfus, le patriote républicain et professeur de sciences de l’éducation à la Sorbonne (la sociologie n’est pas encore reconnue) Émile Durkheim veut garantir l’unité des Français contre la lutte de classes et le syndicalisme révolutionnaire : le « lien social » sera l’instrument de l’union patriotique. La division des Français par l’Affaire Dreyfus est surmontée par l’union nationale pour la guerre. Celle-ci va devenir l’Union sacrée contre l’Allemagne pour l’Alsace-Lorraine. « Tu seras soldat, mon fils » disait le résumé des chapitres d’histoire du manuel d’école primaire d’Ernest Lavisse, dont le frère était colonel puis général par une sorte de division familiale du travail.
En moins de 20 ans, l’opinion a changé d’ennemi héréditaire. Quel tour de force médiatique ! L’expansion de l’empire d’Allemagne de Guillaume II menace celle de la Grande-Bretagne en Orient et celle de la France notamment au Maroc. Le succès du renversement idéologique en France est plus facile en chantant de reconquérir le Rhin français : le « boche » devient l’ennemi. Les immigrants polonais et italiens sont aussi traités de boches. Les « métèques » restent eux les ennemis de l’intérieur. Dans ce contexte, la Ligue des droits de l’homme accepte donc l’alliance franco-russe avec le plus monstrueux des régimes de terreur et de bannissement : l’empire du tsar.
En Angleterre, il y a fort à faire : le roi est de famille germanique, les Hanovre, et le gouvernement est aux prises avec le soulèvement d’Irlande porté par les travailleurs migrants et animé par le parti socialiste de James Connoly. Aussi, la famille royale change de nom pour s’appeler Windsor et en 1916 l’Angleterre écrase la République d’Irlande qui refuse la guerre impérialiste de l’alliance anglo-franco-russe. Le nationalisme d’empire britannique est redoublé par la célébration de l’Empire des Indes, afin de bénéficier du concours des troupes coloniales et du prélèvement de travailleurs coloniaux venant de l’Océan indien et même de Chine. En France également, on opérera le même appel aux coloniaux, dont les « travailleurs nord-africains ».
 

Second oubli : les opposants à la guerre de 1914
Pour le mouvement ouvrier organisé dans la IIe Internationale, la menace est dans le nationalisme qui veut arrêter la marche au socialisme : l’appel va à la grève générale contre la guerre. Cette opposition est accusée de trahison par le chantage patriotique qui pratique le « bourrage de crâne ». La majorité du grand parti allemand vote les crédits militaires. À la veille de la guerre, il ne reste guère que Jaurès avant son assassinat ; le communard Édouard Vaillant rallie également la mobilisation patriotique.
Les opposants à la guerre sont partout très minoritaires : au parti social-démocrate de Russie, Lénine a perdu, voué à la clandestinité et à l’exil. Minoritaires également, « le parti étroit » de Bulgarie et le grand internationaliste Christian Rakovski qui sera le premier président de la République soviétique d’Ukraine ; même constat pour les groupes syndicalistes révolutionnaires en Europe centrale ; même chose en France et en Grande-Bretagne avec l’Independant Labour Party. Rosa Luxemburg, isolée, ira jusqu’au bout, dénonçant depuis la prison le nationalisme, à commencer par le nationalisme allemand.
Ces opposants à la guerre se retrouvent en Suisse à Zimmerwald et à Kienthal. Lénine ne parvient pas à imposer sa ligne dite bolchevik-révolutionnaire consistant à sortir de la guerre par l’insurrection. La conférence de paix à Stockolm en 1917 est le dernier acte impossible de la IIe Internationale. Pendant ce temps, le ministre français de l’intérieur, le socialiste SFIO Albert Thomas, tergiverse sur la délivrance de visas aux délégués français.
Il faut attendre l’appel de 1919 à former une IIIe Internationale pour que reprenne le mouvement anti-guerre, en soutien à la Révolution des soviets de Russie, à la révolution spartakiste en Allemagne en 1919, puis aux révolutions communistes d’Europe centrale qu’écraseront les ligues « d’anciens-combattants » de la guerre de 1914-1918.
Tandis que la droite s’empare du mouvement ancien-combattant, anarcho-syndicalistes et communistes poursuivent « l’action anti » : antimilitariste, anticolonialiste et anticléricale. Le ralliement communiste à la Défense nationale en 1935-1936 suspendra cette action anti-guerre. Mettant fin au boycott de la cérémonie et à la dénonciation de l’Union sacrée, L’Humanité titre le 11 novembre 1935 : « Le poilu a retrouvé ses camarades » : Quel autre retournement !

Au lieu de se complaire dans une « histoire subjective » des hommes en guerre, il n’est pas interdit de se demander si mourir et donc tuer pour l’Alsace-Lorraine est réellement « le sort le plus beau ». La boucherie de la guerre de 1914-1918, les gazages, bref la barbarie et la responsabilité du traité de Versailles (1919) dans le malheur aux vaincus, les destructions, la spoliation des colonies et l’avènement d’Hitler conduisent à s’interroger si la raison de l’humanité n’était pas du côté des opposants à la guerre.
Guerre à la guerre : une campagne à reprendre. Les écologistes ne parlent plus guère des déchets nucléaires et, moins encore, de l’arme nucléaire. Pourquoi ne plus faire campagne contre les ventes d’armes et pour la dénucléarisation du Proche Orient et des grandes puissances elles-mêmes ? Guerre à la guerre ! 

*René Gallissot est historien.
Il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université
Paris-VIII-Saint-Denis.
La Revue du projet, n° 41, novembre 2014
 

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Guerre à la guerre, René Gallissot*

le 24 novembre 2014

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