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Marx de retour à l'université ? Entretien avec Guillaume Fondu*

La présence de Marx au programme de la session 2015 de l'agrégation de philosophie coïncide avec la parution de nouvelles éditions de textes de Marx, réalisées par la Grande Édition Marx Engels (GEME). Guillaume Fondu, l'un des traducteurs de ces ouvrages qui sortent en librairie ce mois-ci, a répondu aux questions de La Revue du projet.

C’est la première fois que Marx est au programme de l’écrit de l’agrégation de philosophie. Com­ment expliquer qu’il ait fallu attendre si longtemps ? Cette reconnaissance tardive nous dit-elle quelque chose de la réception de Marx aujourd’hui ?
Historiquement, la réception de Marx en France est surtout passée par les canaux militants, ce qui l’a éloignée durablement du monde académique. Du point de vue éditorial par exemple, les Éditions sociales ont longtemps conservé un monopole presque complet sur la traduction et la publication des textes de Marx. Seules quelques maisons d’édition trotskistes leur faisaient alors concurrence, alimentées notamment par le travail de Roger Dangeville. L’entrée de Marx dans la bibliothèque de la Pléiade constitue certes une exception mais toute relative, puisque l’édition de Maximilien Rubel, malgré un travail impressionnant et quelques grandes qualités, propose quasiment une réécriture de Marx et n’obéit donc pas du tout aux contraintes académiques. Enfin, la maison d’édition universitaire la plus célèbre en philosophie, Vrin, a attendu 2007 pour proposer sa première traduction d’un texte de Marx, les Manuscrits de 1844.
Pour ce qui est de l’agrégation, la situation est à peu près la même. Si Marx a certes littéralement envahi certaines universités à la suite de Mai 1968, les autorités académiques l’ont maintenu en dehors de la sphère officielle, notamment en ne l’inscrivant pas une seule fois au programme de l’écrit de l’agrégation (au contraire de Nietzsche par exemple, présent à sept reprises depuis 1970). Ce n’est qu’à la suite d’une pétition de Lucien Sève que la situation a pu enfin évoluer, et je me félicite de cette décision qui va permettre à une génération d’enseignants de faire connaissance avec Marx, ce qu’on peut considérer comme l’une des conditions nécessaires (quoique certainement pas suffisante) d’une diffusion autre que confidentielle des idées marxistes dans la société d’aujourd’hui.

Vous proposez une nouvelle traduction de L’Idéologie allemande. Au-delà de l’aspect philologique, quel peut être l’intérêt de relire aujourd’hui un texte polémique où Marx et Engels croisent le fer avec des auteurs presque oubliés ?
Il est vrai que notre édition accentue peut-être, pour des raisons de rigueur philologique, le caractère quelque peu érudit d’un texte comme L’Idéologie allemande. Mais nous avons surtout cherché avec cette nouvelle traduction à insister sur quelques points théoriques centraux. D’un pur point de vue philosophique tout d’abord, notre retraduction permet de souligner les liens qui unissent alors encore Marx à l’idéalisme allemand, à ses concepts et à son langage, lesquels forment l’un des matériaux de la pensée marxiste. Nous espérons dans cette perspective que l’appareil de notes proposé permettra aux lecteurs de se familiariser avec cette dimension de L’Idéologie allemande et d’alimenter les débats sur cette question dans le monde francophone.
Mais en dehors de cette perspective « marxologique », la question des liens entre marxisme et philosophie prend une dimension tout à fait actuelle au regard de la crise contemporaine qui touche les sciences sociales et des tentatives de réélaboration d’un programme théorique dans ce domaine. Il est en effet patent que l’on peine aujourd’hui à expliquer et à comprendre des phénomènes aussi cruciaux que la crise de 2008, la montée d’une nouvelle extrême droite en Europe et ailleurs, les différentes révoltes politiques qui se produisent çà et là, etc. Face à cela, nombreux sont les économistes, sociologues et anthropologues qui se tournent vers la philosophie en y cherchant un nouveau souffle pour leurs disciplines. On ne peut qu’espérer que le travail réalisé par Marx dans L’Idéologie allemande, qui mobilise des concepts pour les mettre au service de l’explication du monde « réel », participera à frayer une voie nouvelle en sciences sociales.
Enfin, le texte est en partie consacré à un démontage en règle de la posture critique, qui peut masquer parfois une très grande vacuité et une adhésion complète aux principes effectifs du monde tel qu’il va. On peut considérer là encore que ce travail revêt donc une certaine actualité.

Vous retraduisez aussi la Contribution à la critique de l’économie politique et l’Introduction de 1857, que les Éditions sociales réunissent en un seul volume. Peux-tu résumer en quelques mots l’intérêt théorique de ces deux textes ?
Tout comme L’Idéologie allemande, il s’agit là de textes difficiles, parfois techniques et on peut effectivement s’interroger sur leur pertinence pour penser le monde contemporain. Cependant, on a affaire ici à deux textes dans lesquels Marx questionne la scientificité véritable de l’économie, ce qui est pour le moins actuel. En effet, plus encore qu’à l’époque de Marx et malgré quelques transformations, l’économie est aujourd’hui la science qui détient un quasi-monopole sur l’explication du monde social. Il suffit de regarder la télévision ou d’ouvrir un journal pour s’en convaincre : ceux qu’on appelle aujourd’hui les « experts » sont à 90 % des économistes. Et manifestement, il ne suffit pas de constater l’ampleur et la récurrence de leurs erreurs pour les critiquer.
C’est pourquoi Marx peut encore nous servir. Dans ces deux textes, il s’attaque en effet aux principes mêmes de la science économique, notamment à travers la question du statut de l’histoire et du statut de l’individu. Premièrement, Marx considère que toute science économique est vouée à n’être qu’une apologie de l’existant à partir du moment où elle refuse de reconnaître le caractère historique de son objet. Ainsi, à une époque où les dirigeants politiques invoquent les nécessités du réel pour justifier les politiques les plus antisociales, Marx est là pour nous rappeler que les nécessités en question sont celles d’un système social donné, qui reposent sur certaines structures (la marchandise, la monnaie, etc.) mais certainement pas sur une quelconque réalité naturelle qui viendrait contraindre absolument les projets politiques. Et pour comprendre cela, il faut rompre avec l’une des fables les plus tenaces de l’économie dominante, l’individu égoïste, qui demeure encore aujourd’hui l’un des piliers de la science économique et de la politique néolibérale. Marx entend montrer dans ces textes que cet individu est un produit social plutôt qu’un fondement, et ouvre donc la porte à des nouvelles façons de faire société, libérées de la nécessité de faire avec un individu humain « naturellement » égoïste.

Faut-il voir dans ces nouvelles traductions les prémices d’un retour de Marx dans le monde académique et à l’université ?
Insistons tout d’abord sur la joie qui est la nôtre de voir réapparaître Marx dans l’univers intellectuel, après la chape de plomb qui s’était abattue sur les idées progressistes à partir des années 1980. Il est aujourd’hui possible de suivre des cours et même de s’inscrire en thèse sur Marx ou sur des problématiques « marxistes » au sens large. Il semble qu’on soit en train d’en finir avec cette sorte de chantage au totalitarisme qui muselait jusque là tout projet politique ambitieux et toute réflexion refusant de se soumettre au dogme de l’individualisme radical (qu’il soit méthodologique ou autre). Encore une fois, les événements récents qui ont secoué le monde occidental ainsi que ses marges n’y sont sans doute pas pour rien : lorsque le monde social effectif déborde les cadres convenus dans lesquels on tâchait de le maintenir et vient se rappeler à nous sous la forme de crises en tous genres, il faut des nouveaux instruments d’analyse pour le penser. Marx en offre certainement quelques-uns.
Pour autant, il nous faut malheureusement tempérer notre joie face à ce retour, et rester prudent. En effet, il est tout à fait possible que Marx fasse un retour en force dans le monde universitaire sans que cela soit corrélé à une quelconque réappropriation du marxisme par les différents mouvements sociaux progressistes et l’on peut très bien imaginer le développement de pensées « radicales » cantonnées au monde universitaire et coupées de toute pratique politique et de tout lien avec les classes populaires et les franges dominées de la population. C’est pourquoi il est plus que jamais nécessaire d’insister sur le fait que l’usage de Marx doit demeurer un usage militant, comme il le fut par exemple dans les années 1970. Nous sommes convaincus que c’est cette ouverture sur les luttes et sur le monde non académique qui permettra de tirer de Marx ce qu’il a de plus intéressant, les perspectives et les concepts à même de penser le monde contemporain, ses crises et ses potentialités progressistes. Cela n’est pas incompatible avec un travail sérieux et précis sur les textes de Marx et leur postérité. Il nous faut simplement travailler à unir ces projets, en restant fidèles au projet marxiste dans son sens véritable, celui d’un projet collectif de compréhension et de transformation du monde. n

*Guillaume Fondu  est agrégé de philosophie. Il est doctorant à l'université de Rennes I.

Entretien réalisé par Florian Gulli.

Les nouvelles éditions de textes de Marx réalisées par la GEME

• Karl Marx, Friedrich Engels, Joseph Weydemeyer, L'Idéologie allemande, I et II, Les Éditions sociales, Paris, 2014 (traduction de Guillaume Fondu et Jean Quétier)
• Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Introduction de 1857, Les Éditions sociales, Paris, 2014 (traduction de Guillaume Fondu et Jean Quétier)  
• Karl Marx, Le Capital, livre I, Les Éditions sociales, Paris, 2014 (traduction entièrement revue par Jean-Pierre Lefebvre, auteur de la traduction de 1983).

 

La Revue du projet, n° 39, septembre 2014

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le 24 September 2014

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