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Le roman noir de 14-18

Longtemps, le roman noir contourna la Grande Guerre. Le morceau était-il trop gros ? La boucherie trop grande et le crime individuel, du coup, dérisoire, comparé au meurtre de masse ? Il faudra attendre les années quatre-vingt pour voir le roman policier jouer son rôle de dénonciateur et de révélateur d'injustices occultées.

La guerre de 14-18 est parfois évoquée dans quelques romans policiers des années vingt. Le premier Agatha Christie, par exemple, La mystérieuse affaire de Styles, 1920, se passe durant la première guerre et l’auteur suggère, un moment, que le responsable du meurtre pourrait bien être un espion allemand ! La collection Bouquins vient de ressortir un roman d’espionnage de Conan Doyle sur la même période. Cette guerre va avoir un rôle important dans la vie et la carrière des grands noms du polar américain des années trente. Dashiel Hammett fut brancardier ; Raymond Chandler se retrouva mobilisé en France en mars 1918 ; Horace Mac Coy, bombardier, sera décoré de la Croix de guerre en août 1918 par le gouvernement français. S’ils ne mettent pas en scène cette guerre dans leur livre (à notre connaissance), l’épreuve, s’ajoutant à la dépression économique une dizaine d’années plus tard, va peser sur leur imaginaire noir et leur production ( Peter Cheyney « fit » également 14-18 ). Mentionnons encore ici le grand Jim Thomson qui fut le scénariste du génialissime film,  Les sentiers de la gloire, de Kubrick (1957).

Il faudra attendre cependant les années quatre-vingt pour que le roman noir français s’empare véritablement du sujet. C’est Pierre Siniac, un des romanciers les plus originaux et inventifs du polar français, Siniac le rabelaisien, qui ouvre le feu, en 1980, avec un recueil de nouvelles, L’unijambiste de la cote 284, Série noire n°1773, qui recevra le Grand prix de la littérature policière 1981, puis avec Ras le casque, Collection Engrenage/ Fleuve noir, 1984 : Rémi, aigrefin devenu poilu bien contre son gré, anar et déserteur, se glisse dans la peau d’un colonel qu’il vient de buter et se retrouve prisonnier des Allemands. Las, un flic le reconnaît...
Jean Amila/Meckert réalise dans la foulée un monument du noir avec Le boucher des Hurlus, Série noire, 1982. Un groupe de quatre minots, en 1918, font le mur de leur orphelinat de Courbevoie. Il y a là notamment Michel, 8 ans, fils d’un fusillé de 1917, dont le projet est simple, et précis : venger son père et tuer le général Des Gringues, dit le boucher des Hurlus, zone de combats insensés où l’état-major sacrifia des masses d’hommes. Les enfants traversent un Paris en proie à la grippe espagnole, passent Gare de l’Est, haut lieu de mémoire. Ils croisent les fameux BMC, les bordels militaires de campagne, empruntent un train pour Chalons, retrouvent les charniers... Un formidable pamphlet antimilitariste, dans un style fulgurant.
Toujours en 1982, Alain Scoff écrit Le pantalon, inspiré de l’affaire Lucien Bersot. Ce poilu, sur le front de l’Aisne, début 1915, souffre du froid dans son pantalon de toile, et réclame un pantalon de laine, réglementaire. Un sergent lui propose le pantalon d’un mort, taché, déchiré. Bersot refuse. Le colonel Auroux, voulant faire un exemple, fait passer Bersot en Conseil de guerre : il sera condamné à mort, et fusillé pour désobéissance.

Deux ans plus tard, en 1984, Didier Daeninckx, dont on sait l’admiration qu’il porte à Amila/Meckert, frappe un grand coup avec Le der des ders. Cette enquête policière se passe en 1919, avec un privé à l’américaine et son amante-secrétaire. Le privé est sollicité par un colonel (Fantin), bourgeois cossu qui s’inquiète pour sa femme (au passage, il est question de la mutinerie de troupes russes présentes en France, sauvagement réprimées : ces révoltés seront canonnés). En fait, le colon, pendant la guerre, a tué un témoin de sa lâcheté, un anar. En 1919, les libertaires (héritiers du mouvement de Cochon, qui occupait les logements vides) vont faire chanter l’officier. Pris en tenailles, le privé y laissera sa peau. Belle écriture, là encore.

En 1991, Sébastien Japrisot nous offre Un long dimanche de fiançailles. Hiver 1917 : cinq soldats, accusés de s’être auto-mutilés, sont condamnés à mort, et conduits vers les premières lignes du front. Plus tard, Mathilde, la fiancée de Benech, l’un des cinq, veut comprendre et mène l’enquête. Ce formidable roman aura le prix Interallié, et sera adapté au cinéma en 2004 par Jeunet.
La vigie de Thierry Jonquet est une nouvelle publiée dans Le Monde en 1996 puis reprise dans un recueil en 1998 : la disparition d’une vingtaine de personnes de la ZUP de Feucherolles-les-Essarts a peut-être à voir avec la présence dans la ville du dernier poilu, Laheurtière...

Robert Deleuse, avec Un petit regain d’enfer, en 1999, publié en Jeunesse, raconte la recherche, par les siens, d’un soldat disparu.
Jean Vautrin , avec Quatre soldats français, crée une série de quatre ouvrages sur « des rescapés de la sanglante offensive Nivelle, témoins et acteurs des mutineries de 1917 et qui aborderont au cours de courtes rémissions une société civile en pleine mutation qui, déjà, ne les attend plus ».
Plus près de nous, Patrick Pécherot signe Tranchecaille, en 2008, à la Série Noire. C’est  l’histoire (le procès) d’un fusillé pour l’exemple durant l’été 1917. Lors d’une sortie de tranchée, un officier est tué par un de ses soldats. Tout semble accuser un poilu, un type simple, bougon, colérique, Jonas, surnommé Tranchecaille. Un officier est chargé de mener l’enquête mais cette justice est parodique, pour la forme, et la frime. Alors qu’on comprend que Tranchecaille n’y est (probablement) pour rien, que le coupable est repéré, la hiérarchie accélère la procédure et fait exécuter Jonas. Un récit à la tonalité grise : Pécherot évite le noir et le blanc, la victime inquiète, le bourreau est sans illusion. La Grande Guerre est également très présente dans un autre polar de Pécherot, Les brouillards de la butte, qui se passe dans le Paris des années vingt.

On terminera cette revue littéraire avec Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, Goncourt, 2013. Ce n’est pas à proprement parler un « polar » même s’il commence par un meurtre, provoqué par un officier pour ressouder ses troupes hésitantes, contre la barbarie boche, dans les tout derniers jours du conflit. L’auteur, comme il l’a reconnu  lors de la remise du prix, utilise son« savoir-faire » du roman policier.

Refus de la guerre, désobéissance, répression aux armées figurent parmi les grands thèmes de cette littérature noire, qui participe à sa manière à la mémoire du conflit.

Bibliographie

Siniac, L'unijambiste de la cote 284, Série noire, 1980
Alain Scoff, Le pantalon, 1982
Jean Amila/Meckert, Le boucher des Hurlus, Série noire, 1982
Didier Daeninckx, Le der des ders, Série noire, 1984
Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiancailles, Denoël, 1991 (prix Interallié).
Thierry Jonquet, La vigie, 1996
Robert Deleuse, Un petit regain d'enfer, Seuil/jeunesse, 1999
Jean Vautrin, Quatre soldats français, Laffont : Adieu la vie, adieu l'amour (2004), La femme au gant rouge (2004), La grande zigouille (2009), Les années Faribole (2012)
Thierry Bourcy, Les aventures de Célestin Louise, flic et soldat, Nouveau monde éditions : La cote 512 (2005) ; L'arme secrète de Louis Renault (2006), Le château d'Amberville (2007), Les traîtres (2008), Le gendarme scalpé (2009), Le crime de l'Albatros (2010).
Patrick Pécherot, Tranchecaille, Série noire, 2008
Gérard Streiff, La guerre des petits soldats, 2003, Flammarion/Castor (roman jeunesse)

On lira aussi avec profit la biographie intitulée Jean Meckert, dit Jean Amila, du roman prolétarien au roman noir contemporain, signé Pierre Gauyat, aux éditions Encrage, 2013.
La Revue du projet, n° 37, Mai 2014
 

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Le roman noir de 14-18

le 28 May 2014

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