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Le savoir pour qui et pour quoi ? Corinne Luxembourg et Jean-Noël Aqua*

La connaissance est plus que jamais un enjeu de classe. Du développement scientifique à l’exercice de la démocratie, de la culture à la formation des travailleurs, de l’émancipation de l’individu à la production de valeur, la connaissance occupe un rôle inédit dans nos sociétés. Les libéraux de tous horizons ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Pour relancer l’économie européenne en 2000, ils voulaient construire « l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde ». La loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), première grande loi de Nicolas Sarkozy votée en urgence en août 2007, a profondément réformé le fonctionnement des universités… Autant d’entreprises fondées sur la privatisation du savoir et son exploitation à court terme qui bouleversent progressivement notre rapport aux connaissances. Répondre à ce projet exige une analyse politique et un projet alternatif à la hauteur des enjeux.

L’université au centre des réformes libérales
Dans ce cadre, l’université occupe un rôle central, voire universel si on suit son étymologie. Creuset de la création des connaissances et carrefour de leur diffusion, l’université est au centre des réformes libérales dans tous les pays. En réaction à la massification de l’accès à l’enseignement supérieur, les libéraux tendent aujourd’hui à en restreindre l’accès ou à l’orienter en fonction de leurs besoins : par l’augmentation des frais d’inscription, par une sélection accrue, par la diminution des aides aux étudiants qui complique sérieusement leurs études… Tant pis (ou tant mieux pour certains ?) si les inégalités s’en trouvent renforcées, tous azimuts... Ce mouvement peut bien sûr s’accompagner d’une privatisation du système. Un vaste marché s’ouvre en effet aux calculs égoïstes quand le service public disparaît. Mais de façon plus profonde, les réformes dites structurelles ne visent pas forcément à la privatisation des universités. Laisser le coût des formations à la charge de la collectivité tout en les pilotant en fonction des intérêts du capital peut s’avérer plus « rentable ». D’un côté, le patronat cherche ainsi à orienter les formations supérieures, notamment via la carte régionale des formations ou des fondations et des chaires universitaires définies en fonction de ses besoins. De l’autre, l’État évalue les cursus en fonction essentiellement de leur « taux d’employabilité ». C’est-à-dire en fonction de leur adéquation au « marché » du travail à l’instant t, ou pour être plus précis encore, en fonction de l’appréciation par le patronat de leur « valeur ». Mais à travers les formations initiales, ce sont les types de qualification et d’emplois que l’on définit. Certains conservateurs et libéraux théorisent ainsi la nécessité de former à deux types de « mac » jobs : des étudiants avec un niveau minimal de formation destinés à occuper des fonctions peu qualifiées de type Mac Do ; les autres dopés aux connaissances pour être créatifs et occuper des fonctions intellectuelles supérieures de type salarié de Mac (Apple). Mais à travers les formations initiales, c’est aussi le type d’économie que l’on définit. Pour prendre un seul exemple, si les étudiants scientifiques sont aujourd’hui plus orientés vers des formations de « managers » que de chercheurs, c’est l’ambition industrielle qui s’en trouve affectée. Autant de choix de société lourds de conséquences pourtant rarement objets de débats politiques, du moins publics…

Les connaissances, un double écueil pour le capitalisme
En parallèle, l’augmentation de l’accès à l’enseignement supérieur s’est accompagnée depuis 50 ans d’un véritable bouleversement de nos sociétés qualifié de révolution informationnelle. La production et l’échange de connaissances deviennent ainsi omniprésents dans nos vies quotidiennes et en économie, dans la valeur ajoutée. Elles posent cependant un double écueil au capitalisme. D’un côté la production de connaissances et donc in fine d’innovations suppose de plus en plus la coopération et le partage du savoir difficilement compatibles avec la privatisation des bénéfices. Elle suppose aussi un investissement humain et financier difficilement compatible avec la rémunération exorbitante du capital. La solution des libéraux est éculée : récupérer le bénéfice de la recherche publique et collectiviser les coûts. Les centres de recherche par exemple en pharmacie « coûteraient » trop cher ? Ils sont fermés et les études transférées au public sous forme de projets (laissant à la collectivité le soin de former les chercheurs et de les payer entre deux projets). L’État accompagne là encore le mouvement. En assurant le gros des investissements et des salaires mais en baissant les crédits de fonctionnement, il pousse les chercheurs à chercher… des financements. Quand ce n’est pas sous forme de contrats avec le privé sur les objectifs du privé, c’est via l’Agence nationale pour la recher­che qui se substitue aux universités et au CNRS en finançant la recherche, mais essentiellement quand elle se fait en partenariat public-privé. Un pilotage new look, qui ne dit pas son nom, mais non moins redoutable pour la liberté de création. L’autre écueil posé par les connaissances au capitalisme est lui structurel. Leur partage libre habitue des générations entières à la gratuité. On peut les partager sans que personne y perde. Difficile dans ces conditions de les privatiser alors même qu’elles deviennent centrales dans la production de valeur ajoutée. Les libéraux ont, il est vrai, déjà certaines parades : propriété intellectuelle, brevetage (du vivant aux logiciels), contrôle des réseaux Internet… Mais le potentiel subversif des connaissances reste latent pour le capitalisme.

Construire un projet alternatif pour l’université et le partage des connaissances
Il est temps d’ouvrir en grand le débat sur un projet alternatif pour les connaissances comme pour l’université : un projet où la recherche procède avant tout de la perpétuelle quête de l’homme pour représenter, comprendre et façonner le monde qui l’entoure ; un projet qui conjugue émancipation de l’individu et travail ; un projet qui ne se limite pas à une vision utilitariste des connaissances en les invoquant ponctuellement pour répondre à tel ou tel défi ; un projet où l’université est un lieu garantissant la liberté de création et de diffusion de la culture, notamment scientifique (qu’une vision peu matérialiste tend souvent à négliger) ; un projet où l’université fonctionne démocratiquement ; un projet où la formation notamment à l’esprit critique met les étudiants en capacité d’autonomie et d’innovation ; un projet qui permet à tous d’apprendre tout au long de sa vie ; un projet où chacun est en capacité de comprendre les enjeux de son temps et d’exercer son pouvoir politique ; un projet où la coopération est à la fois le chemin et la visée ; un projet qui prenne appui, tout en les renouvelant, sur les expériences progressistes et sur les nouvelles potentialités de nos sociétés ; un projet partagé par la société parce qu’un projet qui la façonne tout entière ; un projet qui conjugue le partage des connaissances au même titre que celui des pouvoirs et des richesses.  

*Corinne Luxembourg est responsable de la rubrique Production de territoires.
Jean-Noël Aqua est membre du comité de la rubrique Sciences.
Ils sont les coordonnateurs de ce dossier.

La Revue du projet, n° 37, Mai 2014

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Le savoir pour qui et pour quoi ? Corinne Luxembourg et Jean-Noël Aqua*

le 21 May 2014

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