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Réflexions sur la géographie, Jean Dresch*

À l’occasion du vingtième anniversaire de la mort du grand géographe Jean Dresch (1905-1994), La Revue du projet publie les extraits d’un de ses articles importants.

La géographie est une science — peu importe pour le moment le sens que l’on attache à ce terme — à la fois très ancienne et toute récente. Depuis l’antiquité, des savants se sont attachés à décrire, et plus ou moins à expliquer, la surface de la terre, les phénomènes physiques et humains qui la caractérisent, leurs influences réciproques toujours complexes, et leur répartition. [...]

Une science qui s’est construite tardivement
Pour que la géographie prenne conscience d’elle-même, il a fallu, depuis la Renaissance, les grandes découvertes, l’exploration progressive du monde, sa pénétration par les formes diverses de l’économie capitaliste et par les populations européennes ; son partage enfin en empires coloniaux ou zones d’influences par les grands États impérialistes ; il a fallu que se multiplient et se perfectionnent les sciences que les géographes qualifient, non sans quelque dédain, de sciences annexes, sciences physiques (astronomie, météorologie, géologie, biologie végétale et animale), sciences humaines (ethnographie, sociologie, démographie, économie politique, histoire).
Aussi n’a-t-elle progressé et n’a-t-elle été définie que tardivement [...]. Le conquistador en quête d’or, le commerçant en quête de denrées précieuses, le missionnaire en quête d’âmes à convertir ne se souciaient guère d’explorer scientifiquement les contrées nouvellement découvertes [...]. Le mercantilisme n’a jamais été favorable à la recherche scientifique. C’est pourquoi la géographie n’a guère suivi non plus aux XVIIe et XVIIIe siècles les progrès des autres sciences physiques et humaines. Elle est en retard sur les sciences physiques et naturelles dont les progrès accompagnent la révolution industrielle, elle est en retard sur l’histoire et l’économie politique dont les progrès accompagnent l’essor de la bourgeoisie et du capitalisme libéral.
Elle ne date, en tant que science moderne, que du XIXe siècle, et même de la seconde moitié du siècle plutôt que de la première. Hunmboldt et Ritter en sont considérés comme les fondateurs. Ils sont morts tous deux en 1859. Le premier a jeté les bases de la géographie physique ; mais le second, historien et philosophe, bien que sa valeur scientifique ait été bien moindre, a exercé une influence beaucoup plus profonde. [...] La géographie aura désormais des ambitions démesurées ; elle englobe toutes les sciences de la nature et de l’homme, et elle aboutit à l’homme. [...] Née non pas pendant l’essor, mais au cours du triomphe de la bourgeoisie, elle a été, dès ses débuts, une philosophie autant qu’une science, philosophie que les géographes allemands, comme les historiens, ont utilisée à des fins politiques. Elle fut trop souvent utilisée comme un moyen de propagande nationale ou internationale, une arme de combat entre États et entre empires, plus encore, peut-être, que l’histoire. [...] Faute d’avoir ses méthodes propres, elle a, plus qu’aucune autre science, subie l’influence des idéologies en cours, la géographie humaine naturellement, plus encore que la géographie physique.
Elle est toujours conçue comme une discipline universelle, englobant toutes les sciences de la terre et toutes les sciences humaines, toutes les sciences concrètes de l’espace. La géographie physique est également géographie mathématique, géophysique, météorologie et climatologie, hydrologie, géologie, biogéographie ; la géographie humaine utilise les données de l’histoire, de l’économie politique, de l’ethnographie, de la sociologie, de la linguistique ; et l’on pourrait allonger la liste indéfiniment. La géographie est ainsi moins une science particulière qu’une sorte de synthèse de sciences multiples, un point de vue… Le géographe devrait être suprêmement intelligent, riche de vastes connaissances non délimitées, au courant de tout. [...]

L’aboutissement de la géographie : l’homme
Faut-il ranger la géographie côté sciences ou côté lettres ? Est-elle une science ou un art ? Elle est une science parce qu’elle emprunte ses méthodes aux autres sciences sur lesquelles elle s’appuie, qu’elle se plaît, surtout en géographie physique il est vrai, à des démonstrations rigoureuses, qu’elle peut essayer d’exprimer en formules mathématiques, et parvient à des lois. Mais elle est aussi un art parce qu’elle se dégage des techniques particulières, recherche les descriptions vivantes et imagées, les rapprochements et les idées générales qui sont à la limite de la philosophie. Elle établit la transition entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Mais, en France, elle est côté lettres [...] Et la géographie française, un temps réduite à la géographie historique, s’est dégagée lentement de l’histoire. C’est qu’en France plus qu’ailleurs, mais conformément aux principes établis par Ritter, l’aboutissement de l’œuvre géographique est l’homme. Le géographe peut étudier la structure d’une montagne, des pénéplaines, des terrasses fluviales ou des formes glaciaires ; il ne s’agit là que d’une introduction à la géographie humaine, que de l’étude d’un milieu dans lequel on s’apprête à placer l’homme. [...]
Il n’y a qu’une géographie humaine, liée à l’histoire, à l’économie, à la sociologie, à toutes les autres sciences humaines dont elle est, en effet, une sorte de synthèse, limitée toutefois aux phénomènes actuels et concrets. Description totale de la vie des groupes humains, elle est aussi uns explication et c’est pourquoi elle est liée aux autres sciences humaines : une explication en profondeur. [...]

Comprendre la transformation des pays
Comment comprendre la transformation de nos pays, comment comprendre la vie humaine des pays dépendants, coloniaux ou semi-coloniaux, si l’on n’analyse pas les conditions et la forme de cette dépendance ? Comment comprendre l’Algérie et la Tunisie sans Rotschild, Mirabaud et Mallet, le Maroc sans la Banque de Paris et des Pays-Bas, l’Indochine sans la Banque d’Indochine, l’Afrique occidentale sans les sociétés de commerce, les vieilles colonies, sans les sociétés sucrières, pour ne prendre que quelques exemples ? On décrit l’indigène ; on décrit même son évolution ; comme le paysan de chez nous, il est assez facile à observer pour peu qu’on s’en donne la peine. Mais l’œuvre coloniale, au sens large, se réduit à une énumération de produits et de voies ferrées. Les capitaux investis, la façon dont ils sont investis, il n’en est généralement pas question. Ce n’est pas de la géographie ? Comme s’ils ne déterminaient pas, en dernière analyse, la vie du pays, des indigènes comme des Européens, et son aspect, qu’il convient justement d’expliquer. Comment interpréter autrement les moyens et techniques de production, maintenus dans leur état ancien, ou profondément transformés, et les rapports de production, le maintien d’anciennes structures sociales ou la formation de nouvelles catégories, pourvues de leur propre idéologie, enfin, les conditions d’évolution de ces groupes sociaux et de la vie politique ? La géographie humaine doit conduire à la sociologie et à la politique. Elle étudie les reliques du passé, sans être tournée vers lui, comme l’histoire ; elle doit permettre de comprendre le présent et le sens de ses transformations.
Pareil programme est difficile à réaliser pour deux raisons. L’une qui provient toujours de l’étendue des connaissances exigées du géographe, l’autre de la nécessité de se débarrasser des méthodes et des idéologies en cours à l’université. [...]  Comment comprendre les formes de production et de rapports de production, les structures des sociétés dites traditionnelles et leurs transformations en faisant abstraction des conditions modernes de production et d’échange ? C’est se limiter à des descriptions, dont il n’est pas question de relever ici les erreurs de détail, et à des explications qui ne sont établies que sur des apparences. Une interprétation marxiste ne saurait se limiter à l’emploi d’une terminologie formelle et ce n’est pas parce qu’on a qualifié une société de « féodale » qu’on l’a pour autant expliquée. [...]  Comment expliquer l’espace agricole actuel sans tenir compte à la fois des facteurs techniques et aussi des facteurs économiques propres à une production de type capitaliste, qui ont déterminé l’occupation agricole du monde, les types de production et le marché des produits agricoles ? Qu’est-ce qu’un paysan et quels sont ses divers types actuels ? Comment se maintiennent les traditions dans les vieux pays agricoles et dans quelle mesure sont-elles ébranlées ? Comment s’exerce en pays neuf ou en pays d’agriculture indigène traditionnelle le contrôle du marché, sinon de la production ? [...]

Géographie physique et
géographie humaine

La géographie est quasi universelle ; c’est là sa raison d’être. Il ne s’agit ni de la limiter ni de la couper en morceaux. Mais il faut bien reconnaître que, s’il existe une coupure dans la géographie, c’est bien entre la géographie physique et la géographie humaine. On les met d’ordinaire bout à bout, avec l’homme comme fin. Ce n’est là ni une complète erreur ni, non plus, la vérité. C’est relativement une erreur en géographie générale, c’est relativement une vérité en géographie régionale. La géographie physique est un aspect, un point de vue des sciences naturelles. Elle a leurs méthodes et suppose la même formation. L’homme peut être un facteur de l’évolution du relief, des transformations de la couverture végétale ou de la géographie des animaux. Mais il n’est alors qu’un facteur non une fin. [...] Ce qui importe pour lui, c’est la forme actuelle du relief, une haute montagne, plus ou moins aérée, un plateau, une plaine d’érosion ou alluviale dont le sol et le sous-sol sont plus ou moins riches ; ce n’est pas leur genèse. Doit-on pour autant séparer géographie physique et géographie humaine ? [...] En tout cas, ce serait accepter trop docilement nos classifications universitaires. Là encore, il faut se méfier des définitions formelles. Du moins convient-il de spécialiser des chercheurs en géographie physique et d’autres en géographie humaine, sans quoi c’est se résigner à une géographie médiocre et superficielle. La coupure doit se faire, non pas au sein de la géographie, mais au sein de la recherche. Quant à la géographie humaine, elle ne saurait s’isoler de l’histoire, de la sociologie, ou de l’économie. Pourquoi un géographe ne ferait-il pas de l’histoire à l’occasion d’une recherche géographique ? Pourquoi un historien n’adopterait-il pas, à l’occasion, un point de vue géographique ? Dès qu’il s’agit d’étudier des groupes humains, les méthodes de travail sont les mêmes, la documentation est identique. Méfions-nous des terminologies limitatives et, toujours, des définitions abstraites et formelles.
Mais, au-delà de la géographie générale physique et de la géographie générale humaine, la géographie régionale est une synthèse où les deux géographies se prêtent un mutuel appui et sont inséparables. Et si cette synthèse est difficile à réaliser par un seul homme, du moins peut-elle être l’œuvre de groupes spécialisés de chercheurs, travaillant côte à côte, en équipes, car, en géographie comme dans les autres sciences, le progrès de moins en moins, ne saurait résulter de l’effort inorganisé de chercheurs isolés. n

Jean Dresch (1905-1994), géographe et résistant français, membre du PCF, vice-président de l’Union géographique internationale (UGI) de 1968 à 1990, il aura durant toute sa carrière universitaire associé la recherche scientifique à la compréhension des grands enjeux du monde, économiques, géopolitiques notamment. Militant anti-colonialiste dès son travail de thèse dans l’Atlas Marocain, il devient un soutien à la lutte du peuple palestinien jusqu’à la fin de sa vie.

*Extraits de «Réflexions sur la géographie», La Pensée, 1948, publiés avec l’aimable autorisation de La Pensée.
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
 

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Réflexions sur la géographie, Jean Dresch*

le 07 mars 2014

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