La vulgate libérale pilonne le thème de l’égalité ; inversement, elle chante les vertus de l’inégalité, qui serait sinon « naturelle » du moins un mal nécessaire. Or, l’essai Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous montre au contraire que le bien-être des sociétés a d’abord à voir avec le niveau d’égalité qui y règne.
Richard Wilkinson et Kate Picket sont deux épidémiologistes britanniques. Ils sont partis d’une question toute simple : pourquoi les riches sont en meilleure santé que les pauvres ? Puis, au fil des années, à force de tirer la pelote, leurs analyses ont porté aussi bien sur l’état de santé que sur l’espérance de vie (pourquoi les riches vivent plus vieux ?), l’obésité (pourquoi les pauvres sont plus obèses ?) ou la santé mentale, les taux d’incarcération ou d’homicide, la toxicomanie ou les grossesses précoces, les succès et les échecs scolaires, le bilan carbone et le recyclage des déchets également, etc. Et tout ce travail, réalisé à partir d’une batterie statistique impressionnante, a tendu vers un même enseignement : l’inégalité, à commencer par l’inégalité des revenus, nuit gravement au bien-être de tous. Les chercheurs en ont conclu que c’est l’égalité des conditions qui fait le bonheur des sociétés et ils ont consigné en 2009 cette thèse dans un essai Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Dans une Grande-Bretagne ravagée par des décennies de thatcherisme puis de blairisme, où on rabâchait que plus le riche était riche, plus le pauvre vivrait mieux, ce retour en grâce de l’idée d’égalité a connu un vif succès ; le livre, réédité en livre de poche, s’est vendu à 150 000 exemplaires. The New Statesman, la revue intellectuelle de la gauche britannique, l’a classé parmi les dix ouvrages les plus importants de la décennie. Il a été traduit dans plus de quinze langues et vient d’être publié en français. On pourrait dire qu’il est devenu une référence, au même titre que l’essai de Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, Le prix de l’inégalité (Actes Sud, 2014), qui montre que l’inégalité est néfaste à l’économie et dangereuse pour la vie sociale. L’argumentaire des deux chercheurs britanniques, chiffres à l’appui, bat en brèche le catéchisme libéral, à commencer par l’idée selon laquelle l’opulence des riches profiterait aux pauvres. Les auteurs démontrent au contraire que les sociétés les plus égalitaires sont les plus sûres car ce sont celles où le taux de criminalité est le plus faible, celles où l’état de santé est le meilleur, où la mobilité sociale est la plus forte. Autre argument réactionnaire combattu ici : l’inégalité serait le prix à payer pour entretenir l’esprit d’entreprise. Voir Google et autre Twitter aux USA. Dit autrement, là où l’égalité l’emporterait, on innoverait moins. Faux, assurent les deux épidémiologistes : le nombre de brevets par habitant est plus faible aux États-Unis qu’au Japon, par exemple, société innovante sur le plan technique et plus égalitaire (selon leurs caractéristiques) que la société américaine. L’esprit d’initiative, affirment-ils, n’a pas « besoin » d’un terreau inégalitaire pour prospérer. Ils insistent aussi sur une autre idée : bien des inégalités sont acceptées tout simplement parce qu’elles sont cachées. Comme on peut le lire dans la préface, « les inégalités sont beaucoup plus fortes qu’on ne le croit généralement. Paradoxalement, plus elles sont fortes, moins elles se voient : en effet, plus la société est inégalitaire, plus elle est fragmentée et moins les personnes de niveaux sociaux différents se croisent dans l’espace public comme privé. »
Pour une entreprise détenue par ses employés
Dans la dernière partie de l’essai, « Construire l’avenir », ou reconstruire l’égalité, les auteurs mettent en avant les modèles d’entreprises coopératives et plaident vivement pour une meilleure représentation des salariés dans les instances de contrôle des entreprises. « Nous devons nous attaquer aux concentrations de pouvoir qui sont au cœur de la vie économique. La participation démocratique des salariés aux décisions de leurs entreprises est une solution qui résoudrait certains de nos problèmes. Lorsque les travailleurs sont les propriétaires de leur entreprise, non seulement le pouvoir ne peut être concentré dans les mains de l’État mais des travaux d’évaluation laissent entendre que cette formule comporte d’importants avantages économiques et sociaux par rapport aux organisations détenues et contrôlées par des investisseurs extérieurs et qui fonctionnent dans l’intérêt de ces acteurs extérieurs ». Autre citation : « Au fond, les employés ne devraient-ils pas contrôler pleinement leur travail et la distribution de leurs bénéfices ? Quant aux actionnaires extérieurs, doivent-ils vraiment recevoir des revenus du capital – donc non professionnels – au-delà d’un intérêt convenu sur ce capital ? Nous pourrions maximiser la participation, l’engagement, le contrôle et le partage des bénéfices si les entreprises étaient détenues à 100 % par leurs employés. [...] À l’heure actuelle, seule une infime partie des montants misés en bourse aide vraiment les entreprises à acquérir des actifs de production ; le versement des dividendes aux actionnaires extérieurs grève lourdement les bénéfices des entreprises alors que ces sommes auraient pu être investies pour améliorer leur technologie ou leurs équipements. » Ils partagent la conception du spécialiste britannique de l’intéressement, Robert Oakeshott, selon lequel l’entreprise ne doit plus être perçue comme une propriété mais comme une « communauté de travailleurs ». Les auteurs se montrent partisans de sociétés coopératives et des rachats de société par les salariés, ces nouvelles formes de propriété engendrant moins de stress et étant moins liés à des stratifications hiérarchiques. « L’intéressement des employés comporte un avantage bien précis, c’est-à-dire qu’il améliore l’égalité en laissant se développer la liberté et la démocratie. [...] C’est [...] un mode de fonctionnement qui se révèle compatible avec divers systèmes de gestion et d’organisation du travail. Il ne fait qu’une seule chose : mettre entre les mains des travailleurs le pouvoir ultime de développer les systèmes qui, de leur avis, fonctionnent le mieux. Les systèmes peuvent donc évoluer pour s’adapter à n’importe quelle situation. Les équipes de travail, l’élection des directeurs pour des mandats d’une durée plus ou moins longue, les représentants des départements, la composition du conseil d’administration, les fréquences des assemblées générales, tous ces éléments pourraient être testés un peu partout. » Les thèses de Wilkinson et Pickett sont parfois discutables, lorsqu’ils prônent par exemple une politique de « décroissance ». Reste, en ces temps de sauvagerie libérale, que cet essai est remarquablement stimulant et fourmille d’arguments dont le lecteur averti pourra faire son miel.
« L’heure de l’égalité a sonné.
Le succès de notre livre n’est pas dû seulement au moment opportun de sa publication. Nous avons donné plus de 350 conférences à travers le monde depuis 2009. Nous avons parlé avec des fonctionnaires, des responsables de la santé publique, des universitaires, des organisations caritatives, des groupes confessionnels, des groupes de réflexion (think tank), des associations professionnelles, des festivals artistiques et littéraires, des syndicats, des hommes d’affaires réputés, des associations locales, des sociétés royales, des organismes internationaux et des partis politiques de toutes tendances. C’est vrai, nous avons souvent été invités à nous exprimer devant des publics qui avaient un a priori positif à l’égard de cette notion d’égalité accrue, mais ce n’était pas systématique pour autant. Nos auditeurs étaient tous si admiratifs et élogieux que nous avons eu le sentiment d’être en présence d’un vide intellectuel. C’était un peu comme si les gens avaient dévoré les éléments de preuve que nous leur présentions, comme si le monde, sous la surface, était peuplé d’une foule d’égalitaristes inavoués. »
Richard Wilkinson et Kate Pickett Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les petits matins-Institut Veblen, pp. 405-406.
« La richesse permet d’obliger des amis et de sauver, par la dépense, le corps tombé dans les maladies. Mais, pour le manger de chaque jour, elle importe peu : car, aussitôt rassasié, tout homme, qu’il soit riche ou pauvre, emporte le même bonheur ».
Euripide, Electre
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
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