Les résultats du FN varient considérablement d’une zone périurbaine à l’autre : ces espaces ne sont pas homogènes, car la composition sociologique de leurs populations se différencie fortement, d’un canton à l’autre, voire d’une commune à une autre.
Depuis quelques années, on associe de plus en plus le vote à droite ou à l’extrême-droite aux zones périurbaines. Qu’en est-il réellement ?
Depuis les présidentielles de 2007 et 2012, les média et les sondeurs ont en effet largement repris les propos de géographes (Jacques Lévy et Christophe Guilluy) qui voient dans le périurbain le principal espace de progression du FN. Pourtant, et c’est ce que montre le travail statistique d’un géographe de l’université de Nantes, Jean Rivière (« Sous les cartes, les habitants. La diversité du vote des périurbains en 2012 », Esprit, n° 3-4, 2013), à partir de données du ministère de l’intérieur, en 2012, 51 % des électeurs du FN sont des urbains. Ensuite, les résultats du FN varient considérablement d’une zone périurbaine à l’autre : ces espaces ne sont pas homogènes, car la composition sociologique de leurs populations se différencie fortement, d’un canton à l’autre, voire d’une commune à une autre. Cette association est donc bien trop schématique, et souffre en outre d’une très faible mise en contexte : que sait-on au juste des espaces périurbains où les votes FN sont nombreux, et de celles et ceux qui y vivent ? Bien souvent, les journalistes se contentent de décrire ces ménages comme « modestes », en reprenant à peu de frais l’idée que le FN serait un parti « populiste ». Cette idée est pourtant fort dangereuse, comme l’a bien montré la sociologue Annie Collovald (Le populisme du FN, un dangereux contresens, Le Croquant, 2004), puisqu’elle donne à penser que les discours du FN répondraient « naturellement » aux attentes des classes populaires. Or, d’autres catégories sociales, dont certaines sont en réalité plus aisées (telles que les indépendants, agriculteurs, commerçants, ou professions libérales), sont elles aussi susceptibles de compter parmi elles des électeurs et électrices du FN, dans le périurbain comme ailleurs.
Les explications les plus courantes concernent l’individualisme des propriétaires de pavillons ou la frustration relative des « classes moyennes » déstabilisées qui vivraient dans ces zones. Vous apparaissent-elles pertinentes ?
Ces raisons invoquées dans les média sont, de mon point de vue, largement partielles, pour ne pas dire hasardeuses. Pour ma part, j’ai mené une enquête dans un territoire précis, où les votes FN sont supérieurs aux moyennes nationales depuis les années 2000. J’ai débuté cette enquête en m’intéressant au bassin d’emploi local et au mouvement d’accès à la propriété pavillonnaire des ménages d’ouvriers ou de techniciens et d’employés. Cela m’a permis de ne pas me focaliser sur la seule question des votes « extrêmes ». Ces familles des classes populaires connaissent des promotions résidentielles, certes modestes, mais qui leur permettent de se distinguer des résidents des quartiers populaires. Or, c’est tout un ensemble de politiques, nationales et locales, qui ont valorisé le modèle de la maison individuelle, en parallèle de la dépréciation qui touche les quartiers d’habitat social. Ce mouvement se retrouve dans les discours de très nombreux responsables politiques, prompts à opposer les locataires du parc HLM ou les bénéficiaires des aides sociales, victimes de la précarisation de l’emploi ou du chômage, et les ménages qui disposent de revenus plus réguliers. Il y a bien sûr des électeurs du FN chez les ménages d’origine populaire qui sont parvenus à devenir propriétaires dans le périurbain, mais d’une part ils ne sont pas les seuls, et d’autre part c’est l’ensemble des politiques du logement ainsi que les effets de l’offre électorale, qui ont contribué à accentuer les clivages résidentiels entre banlieue et périurbain.
Où faudrait-il dès lors rechercher les facteurs d’une telle évolution d’après vous ?
Peu de choses ont été dites concernant les formes d’emploi dans le périurbain. Or, avec la généralisation des structures intercommunales, de nombreux parcs ou zones d’activité y ont vu le jour. Pour l’historien Gérard Noiriel (Les ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle, Seuil, 2002 [1986], ces zones sont le signe de l’éclatement actuel du monde du travail, avec des entreprises de tailles diverses, dans des secteurs d’activité variés, et surtout avec des conditions d’emploi de plus en plus hétérogènes. C’est le cas pour le territoire que j’ai étudié : des emplois y ont été implantés au sein d’un tout nouveau parc industriel, dans la chimie, la production, la maintenance ou la logistique. Mais les salariés, ouvriers, employés, contremaîtres ou techniciens, sont extrêmement dispersés sur plus d’une centaine d’établissements différents. À l’origine même de ce parc, au début des années 1980, un élu local vantait, à destination des chefs d’entreprise, les « qualités » de « modération » et de « conscience professionnelle » de la main-d’œuvre locale. Plusieurs facteurs sont en effet venus restreindre les possibilités de structuration d’organisations syndicales : le faible nombre de salariés dans les PME sous-traitantes, les contrats atypiques et enfin l’individualisation des progressions de carrière. Un nombre non négligeable d’ouvriers parvient pourtant à se maintenir en emploi, voire à accéder à des postes qualifiés d’agents de maîtrise ou de techniciens. Ce sont eux qui s’engagent dans des efforts financiers importants pour « faire construire » leur maison. S’ils ne sont pas parmi les plus démunis, ils restent toutefois étroitement dépendants des conditions d’emploi dans l’industrie locale. Et l’effritement des collectifs de travail et des mobilisations syndicales n’est pas, tant s’en faut, sans conséquence en termes d’attitudes politiques et de votes : certains s’abstiennent, d’autres votent de façon intermittente à gauche ou à droite, d’autres enfin se tournent vers le FN. Si leurs préférences électorales restent donc très hétérogènes, il me semble qu’on oublie trop souvent de signaler que c’est aussi dans les conditions d’insertion professionnelle que se joue une grande part de la formation des préférences politiques. De fait, l’éclatement des collectifs de travail contribue très directement à redéfinir les capacités de mobilisation sociale et politique des salariés, modifiant ainsi leurs rapports au vote. Comme le rappelle l’historien Xavier Vigna (Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, 2012), la désyndicalisation s’est accompagnée « d’un retrait de plus en plus marqué des ouvriers de la scène politique ». Ce reflux a par ailleurs affaibli les luttes ouvrières qui constituent pourtant « le barrage le plus sûr à l’activation des clivages identitaires », clivages qu’un parti comme le FN se fait fort d’imposer dans l’espace politique national.
*Violaine Girard est sociologue. Elle est maître de conférences à l’université de Rouen.
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
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