La question de la droitisation de la société française agite les élites politiques et intellectuelles depuis le second tour de la présidentielle de 2002. Elle est devenue un lieu commun du discours médiatique, plus enclin à renvoyer l’image simplificatrice d’une société divisée et repliée sur elle-même qu’à s’interroger sur les causes des clivages économiques et sociaux.
Dans Les Échos du 26 novembre 2012, François Rebsamen affirmait ainsi que « la droitisation de la société est une réalité qui s’accélère ». Constat péremptoire d’une tendance à laquelle il s’agirait donc de s’adapter avec plus ou moins de résignation pour la gauche. Et plus ou moins d’enthousiasme pour une droite désormais décomplexée.
La droitisation est en fait un mot-valise qui recouvre des thèses bien distinctes (voir Alain Garrigou, « Ce qu’ils appellent droitisation », Le Monde diplomatique, mars 2013). Elle désigne le plus souvent un mouvement de radicalisation, de déplacement vers la droite des idées des Français. On y associe alors la thèse d’une progression, dans l’opinion publique, des valeurs généralement dites de droite. Mais la droitisation peut aussi indiquer un glissement vers la droite de l’offre politique. Dans ce cas, on défendra plutôt la thèse du brouillage des clivages traditionnels, du consensus libéral de la classe politique ou de la « mort des idéologies ». Ces thèses sont bien sûr liées : la droitisation des positions politiques répondrait à celle de la société.
La tolérance et les idées de gauche montent sur le long terme
On pourrait multiplier les exemples de sondages récents concluant à une évolution vers la droite de l’opinion publique. Très sensibles à l’actualité politique et disposant de peu de points de comparaison dans le temps, ces sondages sont à considérer avec prudence. Les enquêtes Valeurs examinent depuis 1981 les opinions des Français par rapport aux grands domaines de la vie. Elles permettent de prendre davantage de recul en offrant un éclairage pertinent sur le long terme. Ces enquêtes, réalisées tous les neuf ans, contredisent largement la thèse de la droitisation de la société. On observe en effet, sur les trente dernières années, la progression constante d’une série de tendances que sociologues et politistes résument par le terme de « libéralisme culturel ».
C’est tout particulièrement le cas de la tolérance à l’égard de l’homosexualité, que les Français sont de plus en plus nombreux à considérer comme justifiée (43 % en 2008 contre 17 % en 1981). Il en va de même pour l’acceptation du divorce (+ 17 points), de l’avortement (+ 9) et de l’euthanasie (+ 26). On constate également une tendance à la baisse de la xénophobie. Les Français déclarant ne pas vouloir pour voisin des personnes d’une autre race (3 %), des juifs (3 %) ou des gitans (24 % en 2008 contre 40 en 1999) sont largement minoritaires. La préférence nationale à l’emploi recule elle aussi sensiblement (- 20 points depuis 1990), même si 41 % des Français continuent d’y être favorables.
À rebours de la mise en scène médiatique d’un débat public très clivé (par exemple sur le mariage pour tous), on assiste donc sur la longue période à une montée de la tolérance dans la sphère privée et des valeurs morales associées à la gauche. Montée que l’on observe d’ailleurs dans beaucoup de pays d’Europe, notamment à l’Ouest.
La plupart des valeurs économiques et sociales traditionnellement liées à la gauche suivent la même tendance. L’égalité sociale, la prise en charge par l’État des besoins de base, la méfiance à l’égard de la concurrence, de la propriété privée ou des grandes entreprises sont à la hausse depuis les années 1980. Elles sont notamment en progression parmi les individus se classant à droite, qui réclament eux aussi plus d’État et moins de libéralisme économique.
À plus court terme, la montée de la xénophobie traduit une polarisation entre gauche et droite
Les enquêtes Valeurs mettent néanmoins en évidence une demande d’ordre public grandissante depuis les années 1990. Cette demande est surtout lisible dans la progression des opinions favorables à l’armée, à la police et à un plus grand respect de l’autorité. Elle concerne d’ailleurs l’ensemble de la société, à commencer par les Français qui attendent plus de liberté dans le domaine des mœurs. On aurait donc tort d’y voir un retour de l’« ordre moral » dans la vie privée.
Pour mieux comprendre ce qui se joue aujourd’hui dans le découplage entre demande d’ordre public et demande de liberté privée, on peut se tourner vers l’enquête sur les Français et le racisme, réalisée chaque année pour la Commission nationale consultative des droits de l’Homme. Alors que la tolérance à l’égard des autres est globalement en hausse depuis la première enquête de 1990, les vagues 2010, 2011 et 2012 marquent un important renversement de tendance. On y enregistre en effet une montée des préjugés xénophobes sur ces trois années consécutives. En 2012, l’indice longitudinal de tolérance élaboré par Vincent Tiberj revient à son niveau de 2001 (voir les rapports annuels de la CNCDH, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie à la Documentation française).
On ne peut pas encore dire si ce recul de la tolérance correspond à une tendance lourde ou à un cycle court. Il masque d’ailleurs des évolutions très contrastées selon l’orientation politique des enquêtés. Alors que la tolérance progresse de façon continue à gauche et ne recule que faiblement au centre, elle est en très net recul à droite (près de 9 points en moins entre 2009 et 2011) où elle retrouve un niveau analogue à celui de 1990. Au total, c’est un écart de plus de 25 points qui sépare les personnes se situant à gauche et celles de droite.
Comment interpréter cette polarisation ? Pour certains, c’est surtout l’offre politique qui fait l’opinion : la radicalisation des sympathisants de droite ferait écho à la montée des idées du Front national ou au durcissement des politiques gouvernementales à l’égard des immigrés. Pour d’autres, le rapport aux valeurs est aussi façonné par le contexte : les individus ont à la fois des inclinations à la tolérance et au repli sur soi ; mais dans un environnement et une conjoncture spécifiques, les unes peuvent prévaloir sur les autres. Il est donc possible que depuis 2010, l’aggravation de la crise économique, les révolutions arabes, les violences racistes et antisémites (affaire Merah, fusillade d’Aigues-Mortes), les débats publics sur les immigrés en situation irrégulière, les prières « de rue », la burqa ou la viande halal… aient contribué à activer certaines prédispositions xénophobes.
*Frédéric Gonthier est sociologue. Il est maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
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