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Les droites au miroir de l’histoire, Entretien avec Gilles Richard*

Les droites ne se définissent que par rapport aux gauches, et réciproquement. Il s’agit ainsi pour comprendre les unes et les autres d’examiner quelles sont les questions qui font clivage entre la dizaine de familles qui composent le champ politique français et se regroupent souvent – pas toujours – en deux camps.

Peut-on – et si oui, comment ? – définir « la droite » d’un point de vue historique ?
En commençant par ne pas dire « la » droite. Le pluriel s’impose nécessairement, comme l’a notamment montré René Rémond, en distinguant plusieurs courants profondément différents : une droite légitimiste, une droite orléaniste et une droite bonapartiste. Il a eu le mérite de montrer qu’il ne s’agissait pas d’une famille homogène, même si je ne partage pas forcément cette typologie et sa pertinence pour comprendre les évolutions des droites depuis la fin du XIXe siècle.

Quels sont les grands traits qui caractérisent selon vous l’évolution des droites en France depuis un siècle ?
Les droites ne se définissent que par rapport aux gauches, et réciproquement. Il s’agit ainsi pour comprendre les unes et les autres d’examiner quelles sont les questions qui font clivage entre la dizaine de familles qui composent le champ politique français et se regroupent souvent – pas toujours – en deux camps. Deux sujets principalement peuvent être distingués. Au XIXe siècle, la question du régime politique. Les droites se coalisaient autour de leur opposition à la République quand les gauches la défendaient. Mais il y avait plusieurs façons d’être contre la République, selon que l’on réclamait la restauration de l’Ancien Régime, une monarchie parlementaire à l’anglaise ou le pouvoir aux Bonaparte par exemple. Le débat fut tranché avec la victoire des républicains, mais il rebondit alors sur la laïcité et la place de l’Église dans la société. Être de gauche au début du XXe siècle, c’était être pour la laïcité. Là encore, les gauches l’ont emporté avec l’abolition du Concordat et le contrôle des congrégations. Les droites ont alors été forcées de s’adapter. À la veille de la Première Guerre mondiale, le Parti bonapartiste et le Parti monarchiste avaient pratiquement disparu. D’autant qu’avec la poursuite et l’accélération de l’industrialisation, un nouvel enjeu devenait central : la question sociale. Un nouveau clivage droites/gauches s’imposa autour du contenu de la République : devait-elle être sociale ou non ?

Peut-on parler aujourd’hui de « droitisation » des groupements politiques de droite à l’échelle du XXe siècle ? Et à l’échelle de la Ve République ?
Il n’y a jamais eu en fait d’effondrement des gauches ni des droites. Le rapport des forces est resté remarquablement stable dans les urnes, même au moment du Front populaire, où les pertes des droites en voix furent assez limitées par rapport à 1932, et inversement en 1968 par exemple. On a pu observer en revanche des écarts considérables pour ce qui est des sièges au parlement et bien évidemment au gouvernement du fait des modes de scrutin, mais l’amplitude des variations dans les institutions ne reflète pas la relative stabilité des votes. Il faut donc se méfier du diagnostic d’une « droitisation » de la société, un mot-valise qui ne correspond à rien de vraiment concret selon moi. Tout juste désigne-t-il (mal) aujourd’hui une situation où les gauches ont déserté le combat, laissant ainsi le terrain libre aux droites dans l’espace public. Mais les citoyens de gauche sont toujours aussi nombreux probablement qu’il y a dix ans.

La visibilité actuelle de mobilisations « réactionnaires », comme celles qui sont regroupées sous l’étendard de la « Manif pour tous », peut-elle être rattachée à des mouvements plus anciens selon vous ?
Les manifestations auxquelles nous assistons depuis quelques mois contre le « mariage pour tous » puis sous le mot d’ordre plus large de la « défense de la famille » ont été initiées depuis les milieux catholiques conservateurs. Une partie des cadres de ce mouvement proviennent ainsi de la frange intégriste et du néo-maurrassisme. Ils montrent ainsi la permanence de ce que René Rémond qualifiait de « traditionalisme », qui puise ses racines dans les forces contre-révolutionnaires. Mais il n’est pas sûr que ce mouvement soit simple à maîtriser pour les principaux partis de droite aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’UMP ou même du FN.

La comparaison souvent entendue du climat politique actuel avec celui des années 1930 vous apparaît-elle pertinente ?
C’est toujours un problème que de considérer que l’histoire se répète. On ne peut pas comprendre la vie politique sans la relier à la vie économique et sociale. Même s’il peut souvent les déformer, le champ politique n’est jamais déconnecté des problèmes sociaux du moment. Or, la société française des années 1930 n’était pas la même que celle d’aujourd’hui et les différences l’emportent, me semble-t-il, sur les ressemblances malgré les apparences. Il y a 80 ans par exemple, la population rurale représentait encore une part importante du total, l’économie était organisée très différemment, avec beaucoup de petits artisans et commerçants mais aussi de très grandes industries qui ont largement disparu et la « financiarisation » n’était pas à l’ordre du jour. La part des étrangers dans la population était également plus importante et ils ne venaient pas des mêmes pays. De ce fait, l’expression de la xénophobie ne prenait pas les mêmes formes qu’aujourd’hui.

« L’affaire Dieudonné » a révélé la résurgence – ou la permanence ? – d’un certain antisémitisme dans la société française. Celui-ci peut-il être rapproché de formes qu’il a pu revêtir par le passé ?
L’antisémitisme est un phénomène très ancien, il s’est structuré en France à la fin du XIXe siècle autour de la figure d’Édouard Drumont et de son journal La Libre parole. Celui-ci a ajouté une dimension sociopolitique à l’antijudaïsme chrétien traditionnel, en érigeant les Juifs en représentants du capitalisme apatride. Cet antisémitisme n’a jamais disparu. Il y a simplement des moments où il s’exprime et d’autres où il ne s’exprime pas (ou moins) selon le rapport des forces politiques. Son expression semble aujourd’hui repartir à la hausse mais est très loin d’atteindre le niveau des années 1930. Depuis la Libération, celui-ci ne peut en effet être pleinement revendiqué par des forces politiques prétendant jouer un rôle important au risque de se délégitimer, comme l’a illustré le cas de Jean-Marie Le Pen et a contrario la distance que sa fille affiche à l’égard de Dieudonné en dépit de proximités amicales. La grande différence avec les années 1930, c’est qu’aujourd’hui, on ne peut exprimer aussi ouvertement ces opinions antisémites. Il y a par ailleurs une concurrence des expressions xénophobes, notamment à l’égard des Africains et des Maghrébins.

*Gilles Richard est historien. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Rennes.

La Revue du projet, n° 35, mars 2014
 

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le 05 mars 2014

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