Manif pour tous », bonnets rouges, « quenelle », salariés manifestant aux côtés de leurs patrons pour l’ouverture des magasins le dimanche, etc. L’année 2013 a été notamment marquée par le succès – tout au moins médiatique – de mobilisations relativement déconcertantes pour quiconque a en tête le schéma classique de la lutte des classes. Les exploités de tous bords ont en effet dû partager la rue avec les habituels tenants de l’ordre établi, plus habitués à fustiger les manifestants et autres militants qu’à adopter ce mode d’action. Il n’en fallait pas plus pour que les commentateurs autorisés de la sphère médiatique voient dans ces mouvements disparates qu’ils avaient eux-mêmes contribué à mettre en lumière la confirmation d’une tendance lourde affectant la société française : sa droitisation. À les écouter, nos concitoyens deviendraient toujours plus individualistes, consuméristes et hostiles aux prélèvements obligatoires, en même temps que repliés sur leurs particularismes culturels, xénophobes, homophobes et favorables à une répression intransigeante en matière policière et judiciaire. Ce qui se traduirait dans les urnes par une orientation des votes vers des propositions plus libérales sur le plan économique et conservatrices sur le plan moral et pénal, avec un Front National en embuscade prêt à rafler la mise électorale.
Un glissement du débat politique vers la droite
Le centre de gravité du débat politique semble ainsi lui-même glisser toujours plus vers la droite, avec les deux principales organisations partisanes qui voient leur aile droite prendre sérieusement l’ascendant sur le reste de leurs courants. Le Parti socialiste, revenu au pouvoir, assume ainsi toujours plus sa conversion libérale sur le plan économique, dont le « pacte de responsabilité » offert par le chef de l’État à un MEDEF qui n’en demandait pas tant incarne le dernier avatar, et son tournant sécuritaire entériné au colloque de Villepinte de 1997, tandis que l’UMP fricote de manière toujours plus « décomplexée » avec les extrêmes et semble avoir clairement coupé le cordon sanitaire qui le séparait d’un Front National qu’il semble préférer poursuivre que combattre.
De leur côté, les magazines de presse poursuivent un lectorat qui leur échappe de plus en plus, et pensent pouvoir le ramener à eux en se livrant une concurrence échevelée consistant à surenchérir dans l’affichage de la une la plus scandaleuse. Une semaine, Le Point dénonce en une « Cet islam sans gêne », avant que L’Express ne titre sur « le coût de l’immigration » en présentant une femme voilée, de dos, sous l’enseigne d’une caisse d’allocations familiales. Substituant la recherche de sensationnalisme à la mise en œuvre d’enquêtes sérieuses, ces titres prétendent transgresser les tabous mais reprennent en réalité surtout des clichés éculés tout en alimentant les associations d’idées aussi fausses que douteuses qui ont surtout pour effet d’opposer entre elles les fractions des classes populaires. Diviser pour mieux régner, la ficelle est connue mais semble encore fonctionner, dans la tête de ses instigateurs du moins.
Un écran à la fragmentation des milieux populaires
Car à regarder de plus près les enquêtes plus sérieuses sur le sujet, la droitisation n’apparaît pas si évidente. Sur le plan des valeurs d’abord, on observe une montée régulière d’une certaine tolérance à l’égard des étrangers, comme en matière de mœurs, que confirment un certain nombre d’indicateurs sociodémographiques, tels que la montée des unions dites « mixtes », entre personnes de nationalités et cultures différentes. Et si les citoyens demandent la protection d’un État fort, c’est d’abord en matière économique et sociale, tandis qu’ils s’avèrent toujours aussi réfractaires aux inégalités de toutes natures qui ont recommencé à se creuser au cours de la période récente. Bref, on est loin d’un effacement des valeurs traditionnellement associées à la gauche, ou au triomphe de celles qui le sont à la droite.
Une telle erreur de diagnostic ne mériterait sans doute pas qu’on s’y attarde davantage si elle restait cantonnée au stade de la rhétorique et ne servait qu’à essayer de vendre du papier. Le problème, c’est que, comme tout discours, celui-ci n’est pas sans exercer des effets bien concrets dans le monde social.
Si on lit entre les lignes les divers usages de ce thème de la droitisation, on constate que celle-ci n’est en réalité pas supposée affecter l’ensemble de la société française, mais d’abord et avant tout les classes populaires. Plus précisément, on retrouve souvent un même schéma qui tend à opposer des classes supérieures, bien dotées économiquement et culturellement, plus ouverts sur le monde et la diversité en bons « gagnants de la mondialisation », et un peuple qui, souffrant davantage des conséquences de la crise se replierait sur lui-même et trouverait dans le vote pour l’extrême-droite la meilleure manière d’exprimer sa frustration et sa protestation. Ce « populisme » supposé du FN est pourtant bien plus fantasmé que réel, ainsi que l’a bien montré la sociologue Annie Collovald (Le populisme du FN, un dangereux contresens, éd. du Croquant, 2004) et représente surtout une des formes de la délégitimation des classes laborieuses qui justifient leur mise à l’écart du jeu politique. Un refrain aux habits quelque peu rapiécés, mais loin d’être neufs, si l’on songe à l’assimilation de ces dernières à des classes dangereuses, comme Louis Chevallier l’avait bien montré pour le Paris du XIXe siècle, et dont certains épigones de gauche ne sont pas exempts, à l’instar d’un Theodor Adorno qui considérait les classes populaires comme un terreau plus propice au développement de sa fameuse « personnalité autoritaire ». Le discours sur la prétendue droitisation fait ainsi d’abord écran à une fragmentation des milieux populaires sous l’effet des évolutions du monde du travail et des conditions d’existence, à la montée d’un certain ressentiment entre ses membres placés dans une concurrence intensifiée, plutôt que de s’en prendre aux véritables responsables et bénéficiaires d’une telle situation.
Une droitisation de l’offre politique
Ainsi, si droitisation il y a, c’est donc d’abord et surtout celle de l’ « offre » politique. Les principaux partis et média ont ainsi abandonné pratiquement toute ambition d’éducation et de participation populaires, en dépit des mots d’ordre qui fleurissent en la matière, ce qui renvoie plus profondément encore à un mouvement de managérialisation des partis de gouvernement, qui a contribué à évacuer et dévaloriser de ces derniers la figure du militant traditionnel (Voir entre autres sur ce sujet : Rémi Lefebvre, Les primaires socialistes. La fin du parti militant, Liber-Raisons d’Agir, 2011 ou Philippe Aldrin « Si près, si loin du politique », Politix 3/2007). Celle-ci rejoint la bataille idéologique intense que mènent les tenants du capital afin de faire accepter leur crise, usant de l’épouvantail de la droitisation pour alimenter le recul de la conscience de classe parmi les couches populaires, en attisant les demandes d’ordre et d’autorité et le rejet des étrangers. Le repli sur soi droitier n’est en fin de compte pas là où on croit le repérer. Et si la lutte contre la « droitisation » a un sens, celui-ci semble d’abord consister à relancer la réflexion idéologique tout en ouvrant le débat et l’activité politique au plus grand nombre. Cela tombe bien, c’est précisément à cet objectif que La Revue du Projet entend contribuer !
*Alain Vermeersch est responsable de la rubrique Revue des média.
Igor Martinache est rédacteur en chef adjoint de La Revue du projet.
Ils sont les coordonnateurs de ce dossier.
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
Il y a actuellement 3 réactions
Ta vision
Je pensse exactement que tu es dans le vrai!
Par gardeux, le 11 mars 2014 à 09:44.
Je plussois avec ce
Je plussois avec ce commentaire!
Par gardeux, le 11 mars 2014 à 09:42.
Valeurs revendiquées ou affichées et pratiques citoyennes
Ce qui pose problème c'est le rapport de fait entre les valeurs revendiquées ou affichées et les pratiques politiques individuelles. Certes l'offre politique médiatisée est de droite mais le citoyen "landa" n'a-t-il d'autre possibilité que de faire avec cette offre? Ne transpose-t-il pas au plan de la politique sa passivité de consommateur de grande surface? Quelles que soient les insuffisances, les imperfections de notre "offre politique", la responsabilité individuelle du citoyen ne doit-elle pas être rappelée sans arrêt? On ne fait pas le bonheur des gens malgré eux mais ce bonheur ne peut être que le fruit de leurs conquêtes collectives. Ne sont-ils pas aussi les victimes de leur propre aveuglement? L'exploitation capitaliste est le résultat à la fois d'un système en action et de du manque de réactivité collective de ceux qui en sont victimes. Pour inverser le rapport de force nous avons aussi à faire comprendre et partager cette dialectique.
Par Jean Le Duff, le 11 mars 2014 à 08:27.