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Mesurer la peur ? Laurent Mucchielli*

Les enquêtes en population générale sont d’une nature différente des statistiques administratives. En effet, elles n’interrogent pas l’activité des administrations mais directement le vécu et/ou le ressenti de la population, à partir d’échantillons représentatifs et de questionnaires élaborés par les chercheurs. Trois types d’enquêtes apportent ainsi des contributions majeures à la connaissance en ce domaine.

Les enquêtes de « victimation » interrogent anonymement des échantillons représentatifs de personnes sur ce qu’elles ont pu éventuellement subir sur une période de temps déterminée, qu’elles l’aient ou non signalé aux services de police et de gendarmerie. Elles permettent donc de mesurer assez finement la fréquence et l’évolution réelle des comportements indépendamment de l’action des administrations et de l’évolution du droit.
L’on peut ainsi évaluer le fameux « chiffre noir » qui a hanté pendant des décennies les commentateurs des statistiques administratives. L’on s’aperçoit aussi que le taux de plainte des victimes varie considérablement selon le genre d’infractions : il est ainsi très fort pour les cambriolages et les agressions physiques les plus graves mais au contraire très faible (entre 5 et 10 % selon les enquêtes) pour les agressions verbales et par ailleurs pour les agressions sexuelles qui sont principalement intrafamiliales.

Les enquêtes de délinquance auto-déclarée (ou auto-révélée) interrogent anonymement des échantillons représentatifs de personnes sur leurs éventuels comportements déviants et délinquants, qu’ils aient ou non fait l’objet de dénonciations. Elles ont été inventées aux États-Unis dès la fin des années 1940 mais n’ont été réalisées en France qu’à partir des années 1990. Pour des raisons d’abord pratiques (la passation des questionnaires) mais aussi idéologiques (le préjugé au terme duquel seuls les jeunes commettraient des actes de délinquance), ces enquêtes sont presque toujours réalisées sur les adolescents scolarisés. Outre qu’elles ne disent donc rien sur les adultes, elles excluent de fait les jeunes déscolarisés dont certains sont parmi les jeunes les plus engagés dans la délinquance. Reste que ces enquêtes ont opéré une révolution dans le milieu scientifique, en révélant l’étendue insoupçonnée des actes délinquants et des conduites à risque, commis par les adolescents des deux sexes. Loin d’être l’exception, ces comportements déviants (par rapport aux normes officielles des adultes) sont particulièrement fréquents à l’adolescence.
Contrairement aux préjugés ordinaires, la majorité des adolescent(e)s a commis un acte délinquant au moins une fois dans sa vie (par exemple une bagarre à la sortie de l’école, qui peut aujourd’hui être qualifiée de « coups et blessures volontaires avec circonstances aggravantes », même en l’absence de réels dommages physiques).

Les enquêtes sur le sentiment d’insécurité peuvent, selon les questions posées, interroger la peur personnelle (« avez-vous peur lorsque vous rentrez chez vous ? ») ou bien l’opinion générale des personnes (« pensez-vous que l’insécurité est un problème prioritaire ? »). Les résultats sont totalement différents. La plupart des personnes qui déclarent en effet que « l’insécurité » est une priorité politique disent par ailleurs ne pas avoir de problèmes de ce type dans leur vie personnelle. Comme toutes les opinions politiques, cette préoccupation sécuritaire varie selon les contextes. Faible jusqu’à la fin des années 1990, elle a connu une brusque poussée en 1999-2002, dans le contexte d’hyper-politisation de cette question, avant de décroître fortement (dans l’enquête régionale Île-de-France, la préoccupation pour la sécurité est passée de près de 40 % en 2001 à moins de 13 % en 2009). En échange, ce sont les  préoccupations sociales (le chômage, la pauvreté) qui sont remontées en tête. Les enquêtes qui interrogent en revanche la peur personnelle témoignent d’une assez grande stabilité des déclarations.
Environ 8 % des personnes interrogées dans la même enquête régionale déclarent ainsi avoir peur chez elles, en 2009 comme en 2001. Les personnes âgées ont beaucoup plus peur que les jeunes lors même qu’elles sont beaucoup moins souvent victimes qu’eux de vols ou d’agressions. De même, les femmes ont davantage peur que les hommes. La solitude, la précarité socio-économique, le fait de résider dans un quartier pauvre sont aussi des facteurs explicatifs de cette peur qui exprime ainsi de manière générale un sentiment de vulnérabilité plus que d’insécurité. 

*Laurent Mucchielli est sociologue. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au laboratoire méditerranéen de sociologie d’Aix-en-Provence.

Extrait de l’article « Les techniques et
les enjeux de la mesure de la
délinquance », Savoir/Agir, n°14, 2010, publié avec l’aimable autorisation de la revue.

La Revue du projet, n° 34, février 2014

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le 12 février 2014

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