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Les classes, un produit provisoire de l’évolution sociale, Christophe Darmangeat*

Si aujourd’hui le droit de propriété  paraît inviolable, de toutes les sociétés ayant peuplé la surface du globe au cours de l’aventure humaine, seule une petite minorité a reposé sur l’organisation en classes.

Il y a quelques mois de cela, le pétard mouillé de la loi dite « Florange » qui, avant même d’être soumise au Conseil constitutionnel, s’est vue préventivement dépouillée de son maigre contenu, est venu rappeler à tous ceux qui l’avaient oublié (ou qui avaient feint de le faire) la hiérarchie des principes qui fondent notre société. Le droit de propriété y passe avant bien d’autres, et notamment avant celui, pour la collectivité, de contrôler l’usage des moyens de production. L’obligation de mettre une usine en vente plutôt que de la démanteler purement et simplement de peur qu’un concurrent s’en empare, enfreindrait ainsi le caractère « inviolable et sacré » de la propriété inscrit en lettres d’or massif dans la Déclaration universelle des droits de l’homme – comprenez : des droits de l’homme propriétaire.

L’humanité n’a nulle vocation naturelle à s’organiser en classes
Reconnaître à des individus, ou à des minorités, le droit de disposer presque sans limite des moyens de production utiles à la collectivité paraît aujourd’hui aller de soi, et le contester passe volontiers pour une odieuse atteinte à une liberté imprescriptible. Pourtant, de toutes les sociétés ayant peuplé la surface du globe au cours de l’aventure humaine, seule une petite minorité, les sociétés de classes, a reposé sur ce principe. Apparues pour les plus anciennes il y a environ 5 000 ans, elles ont peu à peu triomphé des autres organisations sociales au point que la dernière-née d’entre elles, le capitalisme, est devenue hégémonique. Mais tant la science préhistorique que l’anthropologie sociale, qui étudia ces autres organisations sociales alors qu’elles étaient encore vivantes, nous enseignent que l’humanité n’a nulle vocation naturelle à s’organiser en classes.
Si l’on remonte jusqu’aux temps les plus anciens, ce ne sont d’ailleurs pas seulement les classes, mais les simples inégalités matérielles entre individus qui étaient virtuellement inconnues. À l’époque contemporaine, bien des peuples avaient conservé des techniques et une structure sociale prénéolithiques. Les Inuits du Grand Nord, les chasseurs-cueilleurs d’Amazonie ou de la Terre de Feu, les Bushmen du Kalahari, les Pygmées des îles Andaman, les Aborigènes australiens, pour ne citer qu’eux, connaissaient certes de grandes différences de mœurs, d’institutions ou de croyances ; mais tous se caractérisaient par un ensemble de règles et une morale sociale qui empêchaient toute différence économique significative de se creuser entre membres du groupe, tout comme elles empêchaient l’apparition d’une hiérarchie de commandement. C’est ainsi que Charles Darwin, de passage en Terre de Feu, remarquait que « si on donne une pièce d’étoffe à l’un [des Indiens], il la déchire en morceaux et chacun en a sa part ; aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin » (Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde, 1839). Des Andamanais, un ethnologue écrivait : « Ne pas satisfaire les sollicitations d’autrui est considéré comme une entorse aux bonnes manières. Ainsi, si un homme demande à un autre de lui donner quoi que ce soit qu’il possède, celui-ci s’exécutera immédiatement. » De sorte que « presque chaque objet [qu’ils] possèdent change constamment de mains »  (A. R. Radcliffe-Brown, The Andamanese Islanders, 1922).
Pratiquant un égalitarisme rigoureux en matière économique, ces sociétés n’avaient cependant rien de paradis perdus dans lesquels la vie n’aurait été que douceur et amabilité. Outre les privations et les souffrances dues à la faiblesse de leurs moyens techniques, les relations sociales elles-mêmes pouvaient s’avérer beaucoup plus rudes que ne laisse croire la légende tenace du Bon Sauvage. Même si l’on s’affrontait pour d’autres fins que s’emparer d’un butin matériel, la violence armée était courante. Quant aux rapports entre les sexes, contrairement à ce qu’avaient pensé certains pionniers de l’anthropologie sur lesquels se sont appuyés les premiers écrits marxistes sur le sujet, ils pouvaient, chez bien des peuples, être marqués par une domination masculine sans ambages.

Une première rupture :
la mise en place de l’obligation de paiements

La première rupture, et à ce jour sans doute la plus profonde, dans l’évolution des structures sociales survint lorsque les sociétés permirent à leurs membres de (voire les  obligèrent) à s’acquitter de certaines obligations par des paiements. Jusque-là, un mariage ou un meurtre entraînaient la nécessité d’une compensation ; mais celle-ci ne consistait jamais à fournir des biens matériels. Le futur mari devait par exemple chasser pour ses beaux-parents durant un certain temps. Le meurtrier devait accepter d’être blessé, ou tué, pour équilibrer le sang qu’il avait versé. On ne saurait dater avec certitude le moment où certaines sociétés commencèrent à imaginer qu’une vie (celle de l’épouse ou celle du parent occis) soit désormais équivalente à une certaine quantité de porcs, de coquillages ou de haches polies ; il est permis de penser que cette innovation sociale s’est produite pour la première fois il y a une douzaine de milliers d’années. On est en revanche davantage assuré du fait qu’elle fut consécutive à une nouvelle pratique économique : celle du stockage et de la sédentarisation.
À partir de ce point se développèrent des formes sociales inédites. Ces sociétés n’étaient pas encore des sociétés de classes : le territoire tribal, que ce soit pour la chasse ou pour l’agriculture, y restait d’accès libre pour chacun de leurs membres. Mais avec les paiements, ce sont la richesse et la monnaie qui avaient fait leur apparition, sous la forme de biens susceptibles d’être accumulés. Et si ces biens ne servaient pas à acheter son pain quotidien, chacun étant assuré de le produire par son propre travail, ils étaient néanmoins indispensables dans certaines circonstances socialement décisives : pour se marier ou pour éteindre une vendetta. Ces sociétés, postérieures à la révolution du stockage (qui ne coïncide que très imparfaitement avec l’invention de l’agriculture) avaient donc inventé l’inégalité matérielle — ce qui ne signifie pas, bien sûr, que cette invention procédait d’une décision consciente.

Des peuples inégalitaires mais dépourvus de classes
L’ethnologie regorge de descriptions de ces peuples inégalitaires mais dépourvus de classes, où certains personnages s’étaient incontestablement hissés au-dessus du sort commun, tant au point de vue économique que politique, et dont les possessions, tout en revêtant le caractère de biens privés, conservaient néanmoins une incontestable vocation sociale. À côté d’épisodes où ces riches s’emploient à extorquer de mille manières des biens ou du travail à leurs compagnons moins bien lotis, on dispose ainsi de témoignages éloquents sur des puissants remis au pas, parfois de la plus radicale des manières, pour n’avoir pas utilisé leur richesse personnelle à des fins suffisamment collectives. Ainsi, parmi les Inuits de l’Alaska occidental : « Celui qui accumulait trop de propriétés, c’est-à-dire qui les gardait pour lui-même, était considéré comme n’œuvrant pas pour le bien commun, de sorte qu’il devenait haï et jalousé par les autres. En dernier ressort, on l’obligeait à donner une fête sous peine de mort, et à y distribuer tous ses biens avec une largesse sans limites. Il ne devait également jamais plus tenter d’accumuler des biens. S’avisait-il de reporter trop longtemps cette distribution, il était lynché, et ses propriétés étaient distribuées par ses exécuteurs. Et du coup, on dépouillait même sa famille de tout ce qu’elle possédait ». Ce sur quoi un autre ethnologue pouvait conclure, à titre plus général : « Pour un individu, la possession prolongée de moyens de production au-delà de ce qu’il pouvait lui-même utiliser était un crime très grave dans l’ouest de l’Alaska, et les biens étaient l’objet d’une confiscation collective ». Cette remarque pourrait s’appliquer telle quelle aux sociétés sans classes de tous les continents.

La marche aux classes sociales a emprunté des chemins très différents
Pourtant, lentement, mais sûrement, la richesse et les inégalités qui lui étaient liées entraînèrent à leur tour des évolutions qui, au bout du compte, sapèrent le contrôle que la collectivité exerçait encore sur la terre et permirent à une minorité de la confisquer à son seul profit. Il est, je le crois, impossible de résumer ces processus en quelques mots sans tomber dans la caricature. Tout indique que la marche aux classes sociales a emprunté des chemins très différents d’une société à l’autre. Mais comme les fleuves qui, malgré les particularités de leurs cours, coulent tous infailliblement vers la mer, les sociétés inégalitaires, même si ce fut par des voies et à des rythmes différents, ont toutes peu à peu accumulé les conditions d’une authentique fracture entre dominants et dominés.
L’esclavage de guerre, aussi ancien que les premières inégalités, l’endettement des pauvres vis-à-vis des riches, souvent conclu par la mise en servitude du débiteur, l’exploitation économique des femmes, l’instauration d’un tribut initialement volontaire, puis de plus en plus imposé, ont pu, ensemble ou séparément, creuser l’antagonisme entre exploiteurs et exploités. Dans tous les cas, la croissance démographique finissait par se heurter à la limitation des terres disponibles ; or, le libre accès de tous aux moyens de production supposait l’existence de terres libres. Leur raréfaction ouvrait la possibilité qu’une minorité de puissants oblige le reste de la population à travailler gratuitement pour son compte en échange de l’accès à un territoire désormais monopolisé. L’exploitation de l’homme par l’homme, née plusieurs millénaires plus tôt dans les interstices des sociétés inégalitaires, pouvait désormais devenir le centre de gravité de toutes les formes sociales ultérieures.
Ni l’anthropologie, ni l’archéologie ne peuvent évidemment prouver par elles-mêmes que les formes sociales dans lesquelles nous vivons aujourd’hui, si puissantes et solidement établies qu’elles puissent paraître, ne sont que transitoires, et qu’elles seront infailliblement balayées à leur tour. Mais elles le suggèrent avec une force aussi grande que la philosophie, qui sait depuis longtemps que « tout ce qui existe mérite de périr ». En ce qui concerne les classes sociales, le plus tôt sera le mieux. 

*Christophe Darmangeat est économiste. Il est docteur en économie de l'université Paris-X Nanterre.

La Revue du projet, N° 33, janvier 2014
 

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Les classes, un produit provisoire de l’évolution sociale, Christophe Darmangeat*

le 15 January 2014

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