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La ville à ceux qui l’habitent ! Los Diez*

« Les siècles pendant lesquels les gens ont été chassés du processus de transformation de leur environnement ont fini par les convaincre que leur intervention collective n’avait aucune chance d’influencer ce processus [...]. Cet engourdissement de la conscience et des sens entraîne une inéluctable aliénation : c’est pourquoi dans les rares cas où une intervention directe se révèle possible, les gens se précipitent pour choisir une typologie et des langages correspondant exactement à ceux qui leur sont en général imposés ». Giancarlo de Carlo (1919-2005), architecte.

Travailler aujourd’hui à penser et construire la ville implique de se confronter aux modes successives du développement urbain. Loin d’être spontanées, celles-ci sont avant tout voulues par des professionnels dont les principes et les méthodes relèvent bien plus de l’agir communicationnel que de l’agir politique. La production de la ville est en effet dominée par des concepts et des images consacrant la prédominance du marketing urbain sur le développement des villes. Ces concepts se déclinent notamment sous la forme de « mots-clés » devenus des slogans. Parce qu’ils ne sont guère débattus ou interrogés, ils peuvent être érigés en programme pour un développement urbain idéalisé plus qu’idéal. En tant que jeunes professionnels (politologues, urbanistes, architectes, économistes…), au sein du collectif Los Diez, nous nous heurtons quotidiennement à ces pratiques et jugeons nécessaire de les aborder avec distance et critique car elles freinent, selon nous, toute réelle ambition pour la ville de demain.

Un consensus artificiel
La production urbaine réduite à des slogans se décline en une multitude d’épithètes enchanteuses : elle sera  durable, adaptable, intelligente, résiliente, attractive, légère, connectée, accueillante pour la nature et favorisera la mixité sociale. La liste est longue des prétendues caractéristiques de ce modèle de développement qui s’imprime dans l’imaginaire collectif au moyen d’une iconographie implacablement martelée. La ville contemporaine est en effet le lieu de la mise en scène de cette parodie de changement, où les slogans sont devenus les vecteurs d’une stratégie qui fédère pourtant sur la base d’un consensus des plus artificiels : qui souhaiterait une ville non durable, qui ne s’adapterait pas ou qui n’attirerait pas ? Ce consensus par défaut, qui s’impose idéologiquement aux concepteurs, maîtres d’ouvrage et in fine aux habitants, est avant tout le produit d’un travail intellectuel, conceptuel et communicationnel qui désamorce toute idée progressiste d’un développement urbain. La « ville durable » illustre bien cette impasse tant elle consiste aujourd’hui en un incroyable entassement d’objets (écoquartiers, écomatériaux, « systèmes intelligents », bâtiments high-tech (BBC, HQE...). Quarante ans de pseudo-débats et de grands gestes hypocrites ont ramené la prise de conscience d’un mode de vie autodestructeur à la recherche effrénée de son maintien.

La prééminence de la technique déséquilibre la nécessité démocratique
Derrière ces objets, il existe une réalité tangible, celle d’un secteur technique et marchand qui tend à devenir l’unique solution du développement urbain. La ville slogan est donc techniquement conçue plutôt que politiquement construite. En d’autres termes, le pouvoir politique avalise – voire organise – tacitement sa propre subordination à la prééminence des solutions techniques.
Celui qui en pâtit est avant tout l’habitant des villes : l’ensemble des gadgets et objets produits ne font qu’accentuer sa dépossession et sa mise à distance. Il n’est plus un acteur de son environnement, mais un consommateur de décisions politiques. Signe des temps, l’avenir des villes se joue dorénavant dans des arènes qui ne sont plus démocratiques : c’est bien au cœur des salons, forums, conférences et autres grand-messes événementielles que la technocratie affiche son absolue domination sur la production urbaine. Cela sert la production d’un espace sans identité ni limites, où seules les forces du marché et de la technique peuvent s’exprimer sans crainte. Les slogans érigés en vérité parasitent tout travail d’aménagement par et pour les habitants : ils consistent davantage à trier les phénomènes et dynamiques urbaines pour mieux les séparer, consolider celles qui sont souhaitables et diluer celles jugées dangereuses. La cité considérée de la sorte ne peut que perdre sa capacité à faire société au profit de sa capacité à produire du mètre carré. Cela est d’autant plus regrettable que ces choix ne sont pas démocratiquement exprimés, mais demeurent les seules options proposées dans un système technique rationalisé qu’on ne sait ni ne veut penser autrement. Il faut donc s’élever contre la mise à mort des cités, contre leur vente à la découpe, en appelant à penser et à construire un cadre politique qui permette à la démocratie de fonctionner.

Lutter pour une ville démocratique et humaine
Ce cadre empêcherait la prééminence de l’expertise, de l’élitisme et de la technocratie en édifiant comme principe essentiel celui du pouvoir du peuple. Architecture, urbanisme et aménagement ne pourraient alors avoir pour seule visée que l’amélioration des conditions de vie des forces anonymes d’une société. La technique aurait sa place sans pour autant mener la marche de la société. Et les opérateurs du développement (architectes, urbanistes, entreprises de travaux publics, établissements publics...) auraient pour mission la mise en œuvre des actions démocratiquement choisies. Leur capacité d’innovation serait ainsi consacrée au service d’une société, en répondant aux problèmes posés et débattus par les citoyens.
La transformation des conditions de vie du plus grand nombre passerait par un certain nombre d’actions et de principes essentiels. Tout d’abord, le processus de fabrication et d’aménagement de la ville doit affirmer la place centrale de l’habitant-citoyen dans la réalisation de son cadre de vie. Les habitants sont en effet les connaisseurs les plus pertinents de leur façon d’habiter. Il faut donc répondre aux problèmes qu’ils se posent pour répondre aux problèmes qui se posent ! Et faire émerger ces problèmes relève d’un processus à construire et à aménager avec eux. C’est à ce prix que se définiront des solutions réellement innovantes et utiles. Ensuite, il faudra affirmer la singularité des territoires. Tout problème qui se pose sur un territoire doit être résolu sur ce même territoire et non en d’autres lieux. L’erreur généralement commise consiste à croire en la réplicabilité des solutions. Or c’est justement dans la compréhension de la singularité et de l’unité d’un territoire que réside la possibilité d’amorcer une transformation, un changement. Cette compréhension devrait être a base du travail des acteurs du développement urbain et non une simple option qualitative. La connaissance de la ville est une condition essentielle du maintien et de la redistribution des forces de la ville au bénéfice de l’humain. Pour cela, le plus dur reste à accomplir : inventer le processus qui permettra de faire émerger les attentes et les demandes des habitants et in fine de construire, avec eux et pour eux, leur cadre de vie. Cette question devrait agiter des générations entières d’acteurs du développement urbain, tant les outils à disposition sont actuellement lacunaires. L’idée de participation, par exemple, consiste avant tout en un processus de validation (obtenir un accord pour une action sans consultation en amont), voire, pire, en une entreprise « d’éducation » (ce qui revient à imposer des modèles). L’implication des habitants doit pouvoir se faire autrement, car elle ne constitue pas une étape qui précède l’acte de construire mais au contraire accompagne tout acte de transformation du territoire.
Nous souhaitons en tout cas l’affirmer : la ville de demain ne se fera pas sans ses habitants ! Le travail à accomplir est immense, mais il semble difficile d’imaginer une autre voie que celle qui consacrerait enfin l’être humain comme un acteur et un auteur de son environnement. L’oublier c’est exposer le milieu urbain au risque d’une explosion de violence dont les derniers avatars sont connus au Brésil ou en Turquie. Lorsque la violence collective devient l’unique solution pour se réapproprier son territoire, il est alors trop tard !  n

*Los Diez, est un groupe de jeunes architectes et urbanistes.

La Revue du projet, N° 33, janvier 2014
 

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La ville à ceux qui l’habitent ! Los Diez*

le 13 January 2014

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