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Un système criminogène, Gérard Streiff

La répétition des affaires n'est-elle qu'une multiplication de déviances individuelles ou le symptôme d'un système capitaliste devenu criminogène ? Le nouveau, ce n'est pas tant la délinquance des élites ni la connivence des crapules et de ces élites mais la nature pousse-au-crime du capitalisme d'aujourd'hui.

La Revue du Projet, en septembre 2012, intitulait son dossier « Le polar imagine 2013 ». L'éditorial, « En bande organisée », montrait qu'en un siècle, le crime avait changé de stature, qu'on était passé de l'époque de Bonnot braquant la Société Générale à celle « des banques, en général, opérant en ”bande organisée” et braquant le pauvre monde ». Nous étions là, un peu, dans le domaine du jeu de mots, de la fiction, du romanesque noir. Aujourd'hui on aimerait reprendre le sujet et pousser plus loin le bouchon : et si le crime fréquentait le pouvoir ? On remarquera que cette interrogation est volontiers évoquée dans la presse, les livres. La revue Manière de voir, proposée par Le Monde diplomatique  (lire encadré), a consacré son numéro d'été 2013 à ce thème : « Paradis fiscaux, mafias, trafics, drogue : à qui profite le crime ». L'éditorial de Maurice Lemoine, « En bandes organisées », commence ainsi : « Rien de nouveau sous le soleil ? Des organisations hors la loi existaient déjà dans l'Antiquité, au Moyen Âge, durant l'Ancien régime et les décennies passées. Mais, depuis la fin du XXe siècle, les abandons de souveraineté et la mondialisation libérale ont permis aux capitaux de circuler sans frein d'un bout à l'autre de la planète. Et favorisé ainsi l'explosion d'un marché de la finance hors de contrôle, auquel s'est connectée cette grande truanderie. » Ce même sujet, qu'explorent volontiers et talentueusement les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot, a donné lieu à plusieurs essais récents : La corruption des élites de Noël Pons (Odile Jacob) ; Une démocratie corruptible, arrangements, favoritisme et conflits d'intérêts de Pierre Lascoumes (Seuil) ; La grande fraude. Crimes, subprimes et crises financières de Jean-François Gayraud (Odile Jacob). Ce dernier, commissaire divisionnaire de la police nationale et criminologue, montre comment la crise des subprimes fut un mécanisme de prédation pure, comment il y eut tromperie sur la marchandise, asymétrie d'informations comme disent joliment les experts : le banquier savait de quoi il retournait, le client l'ignorait. Ce crime des subprimes est resté globalement impuni, les grandes banques, qui furent complices, versèrent simplement une amende : « elles ont en quelque sorte donné un pot-de-vin au système pour le remercier d'avoir plumé les plus faibles ». Gayraud montre aussi qu'avec la crise de 2008, les banques sont devenues moins regardantes sur la provenance de fonds pour éviter la faillite. Résultat ? La pénétration du crime organisé dans l'économie réelle s'est renforcée et le blanchiment prospère (1 600 milliards de dollars par an selon l'Onudc et moins de 1 % de cette somme est « sanctionné »).

L'incitation massive
au crime

La criminalité des élites n'est pas nouvelle, elle fut déjà analysée par le sociologue américain Edwin Sutherland à la fin des années 1930. Longtemps, on a assimilé la notion (de Sutherland) de « crime en col blanc » à un crime de cadre, de tel ou tel cadre pris individuellement ; or ce que cet auteur démontrait, c'est qu'il s'agissait souvent de crime « organisé » de cadres, de crime « en bande », de classe, de la même manière que la mafia opère de façon organisée (on peut ainsi imaginer, sans trop prendre de risque, que le scandale Cahuzac n'est pas une affaire du seul M. Cahuzac mais d'une « bande », financiers, agenciers, courtiers, traders, politiques, etc., où cet individu tient sa place). Cette délinquance est le plus souvent invisible, selon le principe qu'un voleur pauvre est un voleur, un voleur riche est un riche ; et puis le juge est mieux apprêté pour traquer le crime de rue, celui du « populo », que le délit du voisin banquier. Cette délinquance est probablement propre à tout système de pouvoir sans contre-pouvoir, où la tendance à l'accaparement est forte (voir la corruption des ex-pays de l'Est dans leur phase finale, « brejnevienne », ces corrompus « mutant » ensuite en « oligarques » capitalistes). Mais ce qui est nouveau pour Gayraud, « c'est que le monde post-guerre froide fait émerger une forme spécifique de capitalisme, à la fois mondialisé, financiarisé et dérégulé à l'excès, qui me semble particulièrement criminogène, pas “criminel”, c’est-à-dire porteur d'incitations et d'opportunités inédites à la commission de crimes par les élites. Il y a dans cette forme particulière de capitalisme des dynamiques prédatrices redoutables et même frauduleuses ».
Cet auteur observe, et il a raison, que les économistes, en général, n'intègrent pas, ou peu, cette dimension passionnelle, irrationnelle, des acteurs – et des élites – dans leurs investigations. Le comportement criminel en économie est toujours pensé à la marge comme si la fraude était l'absolue exception. Le positivisme de l'économiste « le coupe ainsi d'une partie du réel ». Ou alors, faisant du vice une vertu, certains libéraux considèrent en quelque sorte que l'énergie délinquante en chacun (appât du gain, rapacité) peut être mise au service du progrès. Une des règles inculquées aux étudiants de HEC est : « greed is good », l'avidité est bonne ; dans ce même monde, on cite aussi volontiers le libéral Bernard Mandeville (1670-1733) et sa « fable des abeilles ou quand les vices privés font le bien public ».

« Or, dit Gayraud, le crime n'est pas un fait marginal, dérisoire et anecdotique à l'âge du chaos libéral mais un phénomène symptomatique et massif ». Dans sa démarche de criminologue, il pose de bonnes questions sur le système de formation des élites : qui finance les campagnes électorales, par exemple ? Comme par hasard, les plus spectaculaires scandales des dernières années, l'affaire Karachi ou Woerth/Bettencourt, pointent cette question de l'argent de la présidentielle. Quel est le rôle des groupes de pression ? (qui ont pignon sur rue dans les institutions européennes par exemple). Quid de la pratique du pantouflage, ce passage sans vergogne des hautes responsabilités publiques vers les directions et conseils d'administration de groupes financiers ou autres ? Tel François Perol, ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée, devenu président de l'organisme bancaire BPCE. Qui a profité des lois de déréglementation ? « Le desserrement généralisé des contraintes et la frontière rendue floue entre le légal et l'illégal ont provoqué les crises financières à répétition depuis les années 1980. La dérégulation, c'est comme ouvrir la porte du poulailler et en confier la garde au renard. Il faut alors questionner le fermier, celui qui fait les lois : pourquoi de tels choix ? Qu'est-ce qui relève de l'idéologie, des intérêts croisés avec le lobby de la finance, de la corruption et de la collusion, etc.? »

On laissera la conclusion à Pierre Lascoumes (op. cit.) : « La France ne manque ni de règles ni d'institutions pour lutter contre la délinquance des élites dirigeantes politiques et économiques. Ce qui fait défaut, c'est la volonté politique et l'attribution de moyens pour mettre en œuvre les dispositions légales ». 

La cohorte des malfrats

« Corruption et pots-de-vin, délits d'initiés, manipulations de cours, détournements d'actifs et faux bilans, abus de biens sociaux et sociétés fictives, évasion fiscale, montages financiers “légaux” : voici que, profitant des lacunes des règles et des lois, cadres en col blanc, bureaux d'avocats, cabinets comptables, consultants, prête-noms, conseillers et multinationales – Apple, Starbucks, Google, Amazon, etc. – rejoignent la cohorte des malfrats. […]. Si les gouvernements ne sont pas allés jusqu'à se vanter de ne rien faire, ils se sont accommodé des sociétés offshore et des paradis fiscaux. Comme une aiguille de phonographe qui dérape sur un disque, ils peuvent bien, régulièrement, jurer qu'ils vont agir […]. Alors que les peuples ploient sous les effets d'une crise qui rabote leurs acquis pour sauver les profits, les gouvernants jurent que, cette fois, paradis fiscaux, secret bancaire et montages obscurs sont condamnés. Du moins, le souhaitent très fort. Si fort qu'il serait inutile de réprimer ces acteurs économiques aux façades honorables. Le phonographe le répète en boucle : il suffit d'y croire… »

Maurice Lemoine,
 Manière de voir, août/septembre 2013.

La Revue du projet, n° 32, décembre 2013
 

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le 05 January 2014

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