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République ou matérialisme ? Le cas Alain, Didier Gil*

Le matérialisme philosophique peut-il faire bon ménage avec l’idée républicaine ? La question est trop vaste pour être abordée ici. À défaut, on l’éclairera un peu en examinant le cas exemplaire d’Alain.

Àquelques années près, Alain (1868-1951) naît et meurt avec la IIIe République. Incarnant le « philosophe de la République » (cf. J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la République), il prend au sérieux sa tâche d’« aumônier et prédicateur laïque » (selon l’expression de Jules Simon). Il se refuse toujours à exercer le pouvoir, mais il y a une cohérence républicaine entre son enseignement philosophique et ses célèbres Propos, de teneur journalistique, qui font à la fois une philosophie politique et une politique philosophique où l’actualité de la République en France est omniprésente. En politique, il est républicain « radical », mais non encarté, tout à la fois hostile au socialisme et au matérialisme marxistes. L’histoire du radicalisme à son époque est celle de la permanence d’un combat pour construire la République, mais aussi un pan de l’histoire de l’antimatérialisme caractéristique du spiritualisme français. Si celui-ci est loin d’être toujours républicain, l’antimatérialisme est vertébral dans l’idéologie républicaine.
Traitant de la matière et de ce qu’il appelle matérialisme, Alain refuse de faire abstraction de l’effort spirituel qui, libre selon lui, les appréhende et les fonde objectivement. Son intention éthico-politique est d’avérer la liberté de la volonté humaine par sa confrontation avec la matière et la tentation subséquente de la « faute matérialiste » (Histoire de mes pensées, « Matérialisme »). Pour lui, la matière n’est que l’assise antagoniste de cette liberté. Mais son idée est requise pour faire apercevoir l’abîme entre liberté et nécessité, et élever ainsi l’esprit (immatériel) au sublime de son autonomie.

La matière après l’esprit
Alain s’inspire du dualisme propre à l’idéalisme cartésien où c’est l’évidence primordiale du Je pense qui fonde la réalité objective de l’essence des choses matérielles. La matière vient après l’esprit et n’existe, négativement, que dans son rapport avec ce qu’elle n’est pas — l’esprit, selon un rapport antagonique qui est sa loi et qui nie la pensée. Passive, elle n’a de mouvement et de force que reçus, selon un schéma mécaniste et nécessitariste : « le monde est inertie » (ibid.). Son affirmation n’est pas indépendante de la pensée mais exige une intellection délibérée. Ainsi s’avère l’esprit en affirmant sa force sur la matière et en fondant celle-ci comme « évidence faite », nullement « subie » (ibid.). Face à la matière passive, se dresse la seule activité capable de lui donner mouvement, contenu et direction : celle de la volonté humaine, libre car infinie. La matière inerte de Descartes révèle donc la liberté, l’indépendance de la pensée agissante par rapport à la matière inagissante. Ce faisant, le matérialisme est fondé et réfuté. Fondé : l’idée d’inertie – idée vraie de la matière – soutient le nécessitarisme comme pur jeu de forces mécaniques. Réfuté : la puissance matérielle n’est rien pour l’humain sans un assentiment, un acte de volonté libre. Soumettre l’esprit à la matière et l’y réduire est donc impossible. Ce qui a un enjeu éthico-politique : si l’esprit est ce qui peut et doit refuser soumission à la matière, il est exclu d’une part que la voie de la libre-pensée transige avec celle de la soumission au corps – en trouvant ses mobiles dans la faculté inférieure du désir – ; et d’autre part, qu’une science de la matière, fût-elle historique, régente l’action humaine. Au contraire, l’idéal de la science est celui, politique, d’une morale sociale qui, loin de chercher son fondement dans la base matérielle, a son objet propre : l’humanité. C’est l’esprit humain et non les objets qui finalisent le système du savoir. Celui-ci doit s’ordonner à la « religion de l’Humanité » (Comte) selon son usage social. Dès lors, le matérialisme ne peut plus soumettre l’humain à la tyrannie de ses abstractions (la nature ou l’histoire) : c’est l’humain qui vient d’abord, soit le pouvoir de l’esprit sur la matière, dont la fonction est d’instaurer son ordre supérieur, irréductible aux lois de la matière.

Une « mystique républicaine »
À cette fin, Alain creuse l’abîme qui sépare esprit et matière. D’un côté, sa définition métaphysique de la matière comme inertie vise à vider la matière de toute force « occulte » – l’illusoire projection de l’esprit dans la matière – ; de l’autre, à symboliser négativement l’existence d’une force qui la transcende, s’éprouve sans se prouver : la liberté. Il s’agit d’affirmer l’image négative de l’inertie pour éveiller positivement au sublime de la volonté éthico-politique. Parce que le matérialisme, s’efforçant de réduire l’esprit à la matière, échoue à exhiber la toute-puissance des déterminations de la matière, il montre que l’effectivité de l’idée d’une volonté libre dans le monde n’offre aucune figuration possible. Il fait voir ainsi, malgré lui, combien la supériorité de l’esprit sur la matière est incommensurable avec les prétendues capacités de celle-ci. La volonté ne pouvant rien montrer dans la matière qui soit libre, elle ne peut alléguer qu’un néant de volonté – l’inertie – et se voit renvoyée à elle-même dans son indépendance. Cette présentation négative de la loi morale – qui vaut pour la loi républicaine – permet de cultiver le désaccord avec le monde en soulignant le caractère irréductible de la volonté, et cela contre le matérialisme qui n’accorde matière et pensée qu’en résorbant celle-ci, en celle-là. Le véritable accord est discordant, car c’est une loi de l’esprit de s’affirmer par ce qui le nie.
Une « mystique républicaine » (Propos, n° 612, t. II, Pléiade), prenant appui sur Comte, correspond en pratique à cette métaphysique. Alain déprécie le pouvoir politique comme illusion, où la pure puissance matérielle passive, impliquant la dépendance, se fait tyrannique. Il n’y a en vérité qu’inertie massive du corps social où jouent divers effets de chocs et d’impulsions hétéronomes (la lutte des classes). En face de ce pouvoir se dresse l’idéal de la République, du droit républicain qui part du principe que la masse n’est pas (au fondement de) l’État : c’est par l’individu seul, dans sa « République intérieure » (cf. Cl. Nicolet, L’idée républicaine en France), que se joue l’avenir politique de l’humain. La vertu cardinale du citoyen est donc la « générosité » cartésienne, sorte d’héroïsme volontariste dont la force est de résistance et de refus, exprimant la grandeur et la puissance absolue de l’esprit, du savoir au-delà du pouvoir : « savoir ou pouvoir, il faut choisir » (Propos, 20 juin 1924, t. I, Pléiade). Derechef donc, le rôle de la politique matérialiste, au lieu d’idolâtrer la matière du social, est d’éveiller au sublime par son idée vraie – l’inertie. L’ordre inhumain du corps social, puissance monstrueuse à laquelle chacun est mécaniquement lié, la nécessité de survivre, la logique inférieure de l’intérêt, cela renvoie l’humain à ce qu’il a d’exclusivement estimable et d’impossible à humilier : son jugement intérieur, ce muet refus de croire, alors même qu’il est forcé d’obéir. Sur ce pur respect pour l’humain comme volonté absolument souveraine, sont fondées la résistance spirituelle du citoyen et les valeurs inaltérables du droit républicain. Nulle assimilation donc du droit au pouvoir – ce qui fait la « faute matérialiste » –, mais plutôt un soupçon perpétuel du citoyen (« le Contrôleur », Propos sur les pouvoirs, 12 juillet 1910) à l’égard du pouvoir, ce qui exige de l’évaluer à sa juste mesure pour le remettre à sa place et le maîtriser. Pour Alain, la pratique républicaine s’accomplit dans l’exercice individuel d’un contre-pouvoir spirituel incoercible, lieu de l’humain libre.

*Didier Gil est philosophe. Il est professeur en Première supérieure au Lycée Fénelon (Paris).

 

La Revue du projet, n°30-31, octobre-novembre 2013

 

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République ou matérialisme ? Le cas Alain, Didier Gil*

le 09 October 2013

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