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Un ou des républicanismes ? Stéphanie Roza*

La tradition républicaine française a eu au cours de son histoire des expressions fort différentes.

Comme un certain nombre de recherches l’ont mis en évidence depuis maintenant près d’un demi-siècle (on pense ici aux travaux fondateurs de Hannah Arendt, John Pocock, Quentin Skinner et de leurs épigones dans le monde anglo-saxon ; de Claude Nicolet, Jean-Fabien Spitz, Serge Audier dans l’hexagone, en accord ou en confrontation avec l’école anglophone), on peut avec profit faire la généalogie en Europe d’une tradition « républicaine » ou « humaniste civique » qui, à partir de la Renaissance, s’autorise des valeurs et des pratiques de l’Antiquité grecque ou romaine pour exalter la valeur de l’engagement citoyen et de la participation à la vie publique, la centralité de la liberté politique pour la dignité individuelle, voire le bonheur qui découle d’un « vivre-ensemble » civique pleinement réalisé. On peut également, de manière tout aussi fructueuse, expliciter les rapports parfois harmonieux, parfois conflictuels de cette tradition avec le principal schème politicophilosophique concurrent dans l’opposition à l’absolutisme des monarchies européennes, à savoir, l’école du droit naturel. On peut montrer par exemple comment Rousseau réalise une étonnante, et ô combien féconde synthèse des deux langages, tandis que d’autres penseurs républicains au XVIIIe siècle font un usage plus prudent, ou plus contradictoire, du droit naturel.

Une spécificité française, la question sociale
Mais ces importants axes de recherche de l’historiographie contemporaine laissent trop souvent de côté une spécificité typiquement française de la pensée républicaine, au XVIIIe  siècle et au-delà. Cette spécificité, cette « exception française » peut-être, c’est l’attention particulière que certains parmi ses plus illustres représentants, au premier rang desquels Rousseau, mais aussi Mably, Babeuf, suivis par bien d’autres, ont accordé à ce que l’on n’appelait pas encore la « question sociale », c’est-à-dire le problème délicat des inégalités, de la pauvreté en régime républicain, et des moyens de les résorber. Non que la préoccupation de réduire l’injustice sociale dans une République bien ordonnée soit absolument absente de la réflexion des Italiens, des Anglais ou des Américains ; mais chez les Français, cette question prend une tournure inédite, et a des conséquences très importantes. Il faut rappeler que Rousseau, le premier (et l’unique, jusqu’à 1789) défenseur de la souveraineté populaire radicale sur un plan politique, est également un grand pourfendeur de la corruption matérielle et morale de l’Ancien Régime, fondée sur une révoltante distorsion dans la répartition de la richesse. De même, son contemporain Mably, une bien moins belle plume, mais un publiciste très écouté à son époque, et un grand admirateur de la République de Sparte, fait fonds sur l’image idyllique de l’utopie de la communauté des biens pour affirmer que la propriété privée est contre-nature pour l’homme, qu’elle l’aliène et lui retire tout espoir de bonheur authentique, qu’elle détruit la solidarité spontanée entre membres de l’espèce, et crée la concurrence et le conflit là où devraient régner la vertu et la douceur. Ces deux philosophes, par leur influence sur leurs contemporains, et plus encore sur les hommes de la Révolution, contribuèrent puissamment à donner au républicanisme français sa coloration socialement égalitaire. Du moins, à une certaine branche du républicanisme.

Affrontement de trois variantes de républicanisme sous la Révolution française
En effet, on aurait tort de considérer l’attachement au référent républicain comme un geste univoque. Au contraire, sous la Révolution française, s’affrontent non pas deux, mais au moins trois variantes de républicanisme, si l’on néglige les nuances qui se font jour au sein même de ces variantes. Peu à peu se détachent, premièrement, les défenseurs de la « République des propriétaires » ; pour ceux-là, qui dans leur majorité ne se résignent que tardivement à se passer de monarque, les décisions politiques reviennent aux experts, choisis à cette fin par leurs électeurs. Mais qui, mieux que les propriétaires, ces « actionnaires de l’entreprise sociale » (Roederer), sont à même de choisir les représentants de la Nation ? Aux yeux de ces républicains, les véritables citoyens, ce sont donc les détenteurs de la propriété ; à eux seuls de choisir qui gèrera à leur place, et pour leur propre compte, les destinées du pays.
Face à eux, une première variante de républicanisme social, trop souvent caricaturée par l’historiographie, les Jacobins. De Robespierre et de Saint-Just, on n’a souvent retenu que la guillotine ; on a jeté aux oubliettes l’héritage lumineux de la Constitution de 1793, jamais mise en application, avec ses « assemblées primaires » qui devaient permettre au peuple, à tout le peuple, de contrôler ses représentants, de les révoquer en cas de manquement à leurs engagements ; on a oublié aussi les décrets de Ventôse, par lesquels les biens confisqués aux immigrés nobles étaient distribués aux nécessiteux, le milliard de biens nationaux distribué aux défenseurs de la patrie, les projets d’allocation pour protéger la vieillesse, la maladie, la maternité. Un oubli bien injuste, et sans doute pas dénué d’arrière-pensées pour certains. Enfin, la Révolution a vu naître une autre forme de républicanisme social ou « communautiste », c’est-à-dire, comme on commence à l’appeler dans les milieux sans-culottes autour de 1795, communiste. Bien sûr, on dira avec raison que la tentative de conjuration de Babeuf et ses camarades, mal préparée, à contretemps de l’Histoire, ne pouvait manquer d’échouer ; que les revendications autour de la « communauté des biens » étaient lettre morte à l’époque du reflux révolutionnaire, et l’idéal ascétique des conjurés, peu engageant pour la postérité. Néanmoins l’étude des textes babouvistes révélera aux curieux que le républicanisme français a partie liée, depuis l’époque de ses premières expressions directement politiques, avec la revendication de l’égalité dans tous les domaines, et même avec la contestation, non seulement de la grande propriété, mais même de la propriété tout court.
Le républicanisme français comme héritage ne parle donc pas d’une seule voix, et il convient de s’en souvenir, à l’heure où, dans le champ politique, tous se targuent de cette référence afin de se délivrer des brevets de légitimité politique. n

*Stéphanie Roza est philosophe. Agrégée de philosophie, elle est doctorante à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

La Revue du projet, n°30-31, octobre-novembre 2013

 

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Un ou des républicanismes ? Stéphanie Roza*

le 09 October 2013

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