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L’oubli de la raison, Juan José Sebreli

Delga, 2013
 
Par Elias Duparc
Quel est ce mystérieux fil rouge entre Schopenhauer, Dostoïevski, Nietzsche, Heidegger, Freud, Lévi-Strauss, et jusqu’à Lacan, Barthes, Deleuze, Foucault, Althusser, Derrida ? L’oubli de la raison. C’est le titre du livre remarquable de Juan José Sebreli, philosophe proche du marxisme et cofondateur du Front de libération homosexuel argentin. Pour lui, la volte-face obscurantiste trouve son origine dans le premier mouvement de contestation de l’idéal des Lumières : le romantisme allemand. Là où les philosophes vantaient le progrès par la raison, les romantiques ont en effet préféré s’envoler dans les brumes de la sentimentalité. Pour eux, le moteur des sociétés n’est pas la science ni la démocratie, mais l’art comme repli individualiste et l’âme comme destin mélancolique. Dès lors, il ne s’agit guère de promouvoir ce qui unit les hommes, l’universalité, mais au contraire tout ce qui les sépare : « la nationalité, l’ethnie, la race, la religion, le folklore, les arts populaires, les coutumes, le singulier intransmissible de chaque communauté ». Et ce projet sera inlassablement approfondi par toute une brochette de penseurs, avec la complicité active des bourgeoisies, trop heureuses que des artistes et des philosophes travaillent à la mise en sommeil de l’aspiration des peuples à l’égalité. Le texte de Sebreli est un génial « jeu de massacre », d’autant plus salutaire qu’ils sont nombreux ceux qui, tout en se prétendant révolutionnaires, ont repris le flambeau irrationaliste ! L’abordage de la gauche par les nietzschéens et leurs épigones individualistes et libéraux n’est-elle pas l’une des causes de la situation politique présente ? Voilà pourquoi, malgré quelques coquilles, la lecture de L’oubli de la raison  est jubilatoire : en ce que l’essai dynamite (pour de vrai, cette fois-ci) l’interminable cortège de ces idoles, à commencer par celle qui revendiqua la première, faussement, pareille subversion : Nietzche. Les adorateurs de l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra ne se remettront que difficilement de la lecture de Sebreli, surtout ceux qui voudraient concilier cette affiliation avec un engagement progressiste. Quant à Heidegger, matrice d’une grande partie de la gauche philosophique du XXe siècle, le voilà dévoilé comme nazi fanatique et comme sordide « lieutenant du néant ». Inutile d’aborder ici les réserves que chacun pourra formuler à l’encontre de tel ou tel passage : pour les précieux éclaircissements qu’il apporte, le livre de Sebreli, d’une limpidité prodigieuse (ce qui, philosophiquement, a du sens), doit être mis entre toutes les mains.

 

La Revue du projet, n° 29, septembre 2013

 

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L’oubli de la raison, Juan José Sebreli

le 09 September 2013

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