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La France réac, Gérard Streiff

 

 

On l'aura vue défiler ces derniers mois pour « sauver » l'ordre familial cette France réac qui, d'ordinaire, se montre peu. D'où vient-elle ? Qui la compose ? Que pense-t-elle ?

                 Le réac, on sait que ça existe, c'est un genre installé dans le panorama, un personnage récurrent du théâtre politique, un incontournable de la vie publique. Quelle famille ne possède pas le sien ? Dans chaque quartier, village, lieu de travail, il y a le réac de service. Qui n'est pas seulement un droitier ou qui est, dirons-nous, un droitier plus : plus de rigidité, plus d'intolérance, plus de passéisme. Bref, un réac, c'est assez banal. Mais quand les réacs sortent en meute, quand ils descendent à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires pour arpenter les avenues de Paris comme ils l'ont fait lors des diverses manifestations contre le mariage pour tous, là, le spectacle étonne toujours un peu. On se dit : mais qui sont tous ces gens ? Cette France réac, d'où sort elle ? Où se cachait-elle ? Et que cherche-t-elle ?
Car le réac processionne rarement. La rue, la déambulation collective, cela ne figure pas trop dans ses gènes. On les a vus en nombre en 1984, pour la défense de leur école privée, mais cela remonte à trente ans ; or les revoici pour la sauvegarde de la famille, en tout cas pour l'image qu'ils s'en font.
Leur front, un temps, a pu sembler uni, coordonné et pourtant ces rassemblements fédèrent plusieurs tribus, aux caractéristiques proches mais relativement autonomes les unes des autres.
Il y a là la France des beaux quartiers, celles des familles cossues et nombreuses (le réac, quand il manifeste, le fait volontiers avec ses enfants) ; ce genre fut un temps assez bien incarné par Philippe de Villiers. Cette France, on la situe géographiquement : elle vient d'Auteuil – Neuilly – Passy, de Versailles et des environs. Ce sont très souvent des héritiers, héritiers d'un patrimoine, ou/et d'une culture, ou/et de mémoires. Les sociologues Pinçon-Charlot ont bien décrit cet univers. Oui mais tous les manifestants ne viennent pas de l'Ouest parisien, tous ne sont pas des possédants, loin s'en faut. Et tous les cossus n'étaient pas dans la rue.
Il y a là la France de tradition catholique, au sens propre, la tradition et le catholicisme liés, celle qui dépasse assez largement les seuls intégristes, tout un pan de la société éduqué dans le respect de rituels précis et mobilisé de temps à autre (voir les JMJ, ou lors de la venue du pape). L'église catholique et ses clercs, ses presbytères, ses paroisses et ses conseils de fabrique ont beaucoup donné ces derniers mois dans cette bataille. Question d'intime conviction, peut-être, d'intérêts aussi. La famille, le mariage sont les fonds de commerce d'une institution en perte de vitesse. Ancienne puissance dominante et assoupie, cette Église qui se découvre « minoritaire » et s'inquiète, retrouve les vertus de la mobilisation, de la réunion, de la communication, des défilés, d'un certain militantisme. L'idée avancée ici ou là qu'elle pourrait, après tout, se recycler dans le mariage catholique pour tous lui est, pour l'heure, insupportable. Oui mais tous les catholiques ne sont pas dans ces manifestations.
Il y a là la France de droite, classique, umpiste ou centriste, celle des inévitables notables.
Dans la bataille contre le mariage pour tous, elle soutient, elle sent la bonne opération de déstabilisation de l'adversaire. Oui, mais toute la droite ne s'identifie pas totalement au mouvement et même les chefs se gardent une marge de manœuvre, préservent l'avenir.
Il y a là la France d'extrême droite, celle des fanatiques de Civitas, des jeunes gens agenouillés sur le pavé, bras en croix, des gros bras du GUD, des aventuriers identitaires, des fanas du « Printemps français ». Ils peuvent encadrer, animer, provoquer, ils ne constituent pas le gros des troupes. Et puis, même Marine Le Pen, un temps, s'est contorsionnée pour dire qu'elle était pour tout en n'étant pas totalement pour ni contre d'ailleurs, etc.
Bref, il y a là des cossus et des traditionalistes, des umpistes et des FN, des friqués et des fauchés, des « radicaux » et des placides. Qu'est ce qui les fédère ? Autrement dit, qu'est ce qui caractérise le réac ?

La peur du mouvement
Et comment eux se définissent ? Ivan Rioufol qui est en quelque sorte leur porte-parole dans sa chronique hebdomadaire du Figaro, parle (29/3) d'une « une France silencieuse, décidée à affronter l'idéologie relativiste du politiquement correct », de gens « qui sont venus de toutes les provinces ne demandant que le respect de leur civilisation, de leur culture, de leur histoire, de leurs traditions, bref de leur mémoire, mot détesté par les valets d'un mondialisme totalitaire où tout deviendrait indifférencié, interchangeable » ou encore d'un « peuple éduqué et respectueux de son passé ». Au-delà d'un ton polémique et d'un discours un peu convenu, il y a là quelques éléments d'identification. Le respect du passé est un leitmotiv. Il ne s'agit pas ici d'un simple goût pour le savoir historique, d'une attention légitime pour des expériences collectives fortes mais d'une sorte de culte pour la tradition, pour une façon d'être cadrée une fois pour toutes, un mode de vie appelé à se répéter à l'identique, une imagerie héroïque, fantasme d'une « civilisation » avec ses gloires, ses crises, ses (belles) guerres, une culture codée, un académisme structurel (par principe, le réac déteste l'art contemporain).
Le réac est de droite, foncièrement, c’est-à-dire qu'il partage toutes les valeurs de cette famille, ordre, hiérarchie, autorité, anti-égalité (voir l'encadré ci-contre) mais dans cette droite, il a sa singularité. Le réac a peur du mouvement, du changement, du nouveau. Sa peur est quasi existentielle. Il est fondamentalement anti-révolutionnaire au sens où la révolution comme dit le Larousse est un « changement important dans l'ordre d'une société ». Tout ici le révulse, rien ne lui va dans un tel projet. L'immobilité, la reproduction à l'identique au contraire le tranquillisent ; cela est synonyme pour lui de calme, de repos, d'impassibilité, d'éternité sans doute. Le réac n'est pas du tout dans la démarche du prince de Lampedusa qui, dans Le Guépard, fait dire à son personnage Tancredi, qu'il « faut que tout change pour que rien ne change ». Horreur ! Le réac, tout au contraire, est dans une sorte de fixation : il faut que rien ne change pour que rien ne change !
Comme si l'ordre des choses était donné une fois pour toutes.
Riche ou pauvre, il est pareillement attaché à l'existant, à l'état du monde dont l'ordre (le désordre ?) le réconforte, un mécanisme que le philosophe Emmanuel Terray a fort bien décrit dans son essai  Penser à droite aux éditions Galilée.  n

Emmanuel Terray :
« les fondamentaux de droite »

« Je suis d'une famille de droite classique républicaine. Au fur et à mesure que les années ont passé, il m'a semblé qu'il fallait prendre la mesure du fait que la moitié du monde ne pense pas comme moi ; et qu'on ne pouvait pas réduire ce fait à la simple défense d'intérêts matériels. D'autant que dans cette moitié, beaucoup de gens ont peu d'intérêts à défendre. Je voulais comprendre ce qui les amenait à défendre un ordre établi qui les traite relativement mal. Ce livre (Penser à droite) est le fruit d'un effort déployé pour comprendre la tribu de la droite. [...] Les valeurs de la droite classique et celles des tenants du libéralisme économique s'opposent presque terme à terme : la stabilité, l'enracinement, la sécurité et le consensus d'un côté ; la mobilité, le nomadisme, le goût du risque et la compétition de l'autre. [...] Ceci dit, cette distinction n'efface pas les fondamentaux : l'ordre, la hiérarchie, l'autorité, la priorité donnée au plus proche sur le lointain, restent constantes. L'idée d'égalité est rejetée par toutes les fractions de la droite – l'inégalité est même considérée comme un bienfait, un moteur de la compétition, donc de la croissance, de l'innovation. »

Entretien avec Mathieu Deslandes de Rue89, mars 2012.

 

La Revue du projet, n° 29, septembre 2013

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La France réac, Gérard Streiff

le 08 September 2013

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