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La révolution épigénétique, Sacha Escamez*

Va-t-elle réconcilier les gènes et l'environnement, l'inné et l'acquis ? « Le XXIe siècle sera-t-il épigénétique, voire méta-génétique » ? C'est ainsi que le scientifique et philosophe Bernard Dugué titre un article publié sur le site Agoravox où il nous livre ses réflexions sur l'avenir de la biologie.

Comprendre la vie
La biologie, cette science qui étudie la vie, n’a cessé de croître en influence depuis le XIXe siècle. L’explosion de son essor provient de la combinaison des progrès conceptuels – tels que la théorie de l’évolution de Charles Darwin – et des progrès techniques comme le perfectionnement des microscopes. Ces derniers permirent par exemple l’observation des cellules, qui sont l’unité du vivant. En effet, tout ce qui vit, tout organisme est constitué d’une ou plusieurs cellules. Certaines formes de vie sont unicellulaires, telles les levures, les bactéries ou certaines algues, auquel cas chaque cellule est un organisme vivant indépendant. D’autres organismes, dont la plupart des plantes terrestres et des animaux, sont pluricellulaires. Chez les organismes pluricellulaires, les cellules forment différents tissus et organes qui remplissent différents rôles au sein de l’organisme. Ainsi, chez l’être humain par exemple, il est clair qu’une cellule de foie et une cellule de peau sont différentes. Pourtant, toutes deux, de même que toutes les autres cellules de l’organisme, proviennent d’une seule et même cellule née de la fécondation. Comment alors expliquer qu’une cellule unique puisse engendrer tant de cellules si différentes ? Pour la biologie contemporaine, c’est grâce à l’épigénétique.

Un XXe siècle génétique
Si la biologie contemporaine nous parle d’épigénétique, il est nécessaire de rappeler que dans le passé elle n’a parfois juré que par la génétique. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, Gregor Mendel démontra que certaines caractéristiques des êtres vivants (dans son cas, la couleur ou la forme des petits pois) sont transmises à leurs descendants : il existe donc une forme d’information qui permet à un organisme de mettre en place des caractères particuliers et cette information se transmet de façon héréditaire. Par la suite, les biologistes découvrirent que le support de l’information héréditaire se trouvait dans le noyau des cellules qu’ils observaient. En effet, à l’exception des bactéries, les cellules des êtres vivants sont organisées en compartiments. Ceux-ci sont, pour une cellule, ce que les organes sont à un organisme ; l’un de ces compartiments, de taille importante et entouré d’une épaisse enveloppe, est appelé le noyau. Le noyau des cellules renferme les chromosomes. Or, au début du XXe siècle, des études démontrèrent que ce sont ces chromosomes qui sont le support physique de l’information héréditaire. Grâce à cette démonstration qu’il existe une information héréditaire dont le support physique est identifié, une nouvelle science fut créée pour étudier les lois qui régissent la transmission héréditaire des caractères. Son nom : la génétique. Parce qu’elle apporta beaucoup à la compréhension du fonctionnement de la vie et de sa reproduction à travers les générations, la génétique devint la discipline majeure de la biologie au cours du XXe siècle. Cependant, elle fut parfois mal interprétée, par exemple avec l’eugénisme qui prétend que tout comportement est déterminé par les gènes, sans la moindre influence de l’environnement. La génétique fut aussi combattue pour des raisons idéologiques, notamment, un temps, en URSS par Lyssenko. En tout cas, le XXe siècle a été génétique, mais il donna aussi le temps aux scientifiques d’approcher les limites de cette discipline et de se rendre compte qu’elle ne permet pas de tout expliquer. Il faut alors plus que la seule génétique pour comprendre le fonctionnement des organismes vivants.

L’épigénétique, maillon manquant entre la génétique et l’environnement
Peu après la découverte que les chromosomes sont le support de l’information héréditaire et le fondement de la génétique, de nombreux chercheurs se heurtèrent à des questions auxquelles ils ne pouvaient pas répondre malgré leurs avancées récentes. Par exemple, toutes les cellules d’un organisme pluricellulaire proviennent de la même cellule-œuf, et toutes (ou presque) ont le même ensemble de chromosomes : alors comment des cellules qui contiennent les mêmes chromosomes, et donc la même information génétique, peuvent-elles devenir différentes ? Pour y répondre, en 1942, le paléologiste, généticien, embryologiste et zoologiste, Conrad Waddington créa une discipline de la biologie étudiant le lien entre l’influence de la génétique et celle de l’environnement dans le développement des organismes vivants. En écho à la théorie de l’épigénèse d’Aristote, qui avait montré que les embryons de poulets ne sont pas des répliques miniatures de poulets adultes, mais plutôt que leurs organes se mettent en place progressivement, Waddington nomma sa nouvelle discipline : « épigénétique ». L’épigénétique permet donc d’étudier comment l’héritage génétique d’un individu et son environnement déterminent son développement. Mais comment cela se traduit-il concrètement ?

Comment fonctionne l’épigénétique ?
En 1953, James Watson et Francis Crick publient une découverte révolutionnaire : la structure de l’ADN. L’ADN, ou acide désoxyribonucléique, est un type de molécule qui forme de longues chaînes faites de quatre différentes « briques », souvent appelées bases. L’enchaînement de ces bases forme une sorte de code qui renferme l’information héréditaire au sein des chromosomes, d’où l’expression « code génétique ». Au sein de ce « code », différents « messages individuels » sont appelés les gènes. Un gène est comme le mode d’emploi pour assembler un type de protéine, et si des protéines sont produites d’après le « mode d’emploi » renfermé dans un gène, on dit que ce gène est exprimé. L’importance de l’expression des gènes provient de ce que les protéines sont les molécules qui exécutent les fonctions biologiques, comme les contractions musculaires ou la transmission des signaux nerveux. Or différentes cellules accomplissent des fonctions distinctes, ce qui signifie qu’elles possèdent différentes protéines. Ainsi, les chercheurs démontrèrent que seule une partie des gènes d’un organisme est exprimée dans chaque cellule, et que différents gènes sont exprimés dans différents types de cellules. À ce stade, on voit que certaines parties du même code génétique sont lues dans certaines cellules. En d’autres termes, « la génétique renvoie à l’écriture des gènes, l’épigénétique à leur lecture : un même gène pourra être lu différemment selon les circonstances ». Ceci est vrai également au sein d’une même cellule, en réponse à des changements dans l’environnement (température, luminosité, alimentation…). Le fait que des gènes soient plus ou moins exprimés/lus en fonction de conditions différentes est permis par l’existence de marques chimiques ajoutées sur la molécule d’ADN elle-même, ou sur les protéines qui sont attachées à l’ADN pour former les chromosomes. Ces marques sont comme des marque-pages sur le code génétique. Elles peuvent être enlevées ou ajoutées à divers endroits, pour indiquer quelles parties du génome doivent être lues ou non. Si certaines de ces marques sont placées en réponse à l’environnement, alors elles correspondent à des caractères acquis, et non innés. Qu’arrive-t-il à ces caractères acquis au travers des générations ?

L’épigénétique, l’inné et l’acquis
L’idée dominante depuis les travaux d’August Weismann et Wilhelm Roux en 1883 était qu’il n’y a pas de transmission héréditaire des caractères acquis. Ainsi professait-on jusque dans le milieu des années 2000 au sein de l’enseignement secondaire que « ce n’est pas parce qu’un homme a développé ses muscles en faisant beaucoup de sport que ses enfants seront musclés ». Et en effet, des études plus récentes ont montré que lors de la fécondation, les marques épigénétiques sont effacées du génome, au moins chez la plupart des animaux. Pourtant, dans certains cas, des marques sont conservées sur plusieurs générations. Il y a donc une transmission héréditaire, bien que limitée, des caractères acquis chez les animaux. Cette transmission héréditaire des « marques de lecture » sur le génome est même chose commune chez les plantes. Ces exemples montrent que l’environnement interagit avec les gènes dans le développement et le comportement d’un organisme vivant, non seulement à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle trans-générationnelle. En ce sens, l’épigénétique constitue un changement de paradigme au sein de la biologie, qui permet d’intégrer la génétique et l’environnement, l’inné et l’acquis, pour comprendre le fonctionnement de la vie. De ce fait l’épigénétique est également porteuse de perspectives.

Le XXIe siècle sera-t-il épigénétique ?
Alors que le développement des sciences du vivant et de l’environnement est en croissance exponentielle depuis la fin du XIXe siècle, il semble que la biologie sera en mesure de fournir à l’humanité des progrès scientifiques et technologiques d’une ampleur au moins similaire à celle de la chimie, et de la physique avant elle. Le changement de paradigme qu’apporte l’épigénétique à la biologie ouvre d’impressionnantes perspectives dans le domaine de la santé, ou dans celui de l’agriculture. L’épigénétique promet également d’apporter dans son sillon de nouvelles questions éthiques sur l’utilisation du vivant et sur la propriété intellectuelle en lien avec les êtres vivants et les processus naturels associés à l’expression des gènes. Scientifiquement parlant, à l’heure actuelle déjà, des débats existent : des chercheurs tels que Jean-Jacques Kupiec récusent la théorie épigénétique au profit d’idées alternatives, mais, si d’autres théories complémentaires ou opposées existent, l’épigénétique désormais prédomine au sein de la biologie. Le XXIe siècle sera donc épigénétique même si nous ignorons ce que sera son bilan global.

La Revue du projet, n° 28, juin 2013
 

*Sacha Escamez est biologiste. Il est doctorant en biologie moléculaire et cellulaire des plantes à l'Université d'Umeå (Suède).

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La révolution épigénétique, Sacha Escamez*

le 15 juin 2013

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