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Réindustrialisation : modes d'emploi(s), Igor Martinache

La « crise » qui sévit depuis 2008 a remis à l'agenda politico-médiatique la question de la désindustrialisation, au point que le Parti socialiste revenu au pouvoir décide de dédier un portefeuille ministériel au « redressement productif ». De licenciements collectifs en fermetures de sites, le tissu industriel français ne cesse de se déliter, avec les conséquences sociales que l'on connaît. Une fatalité pour certains commentateurs, qui expliquent doctement qu'il faut se diriger vers une économie sans industrie en misant tout sur les services. Une généralisation de la « vision » que Serge Tchuruk, l'ancien PDG d'Alcatel, qui entendait au début des années 2000 faire de celle-ci une « entreprise sans usine », en se débarrassant en 18 mois de ses 120 sites de production. Cette pseudo-stratégie s'est révélée plus que catastrophique, avec la destruction de 16 500 emplois et des pertes financières gigantesques pour le groupe – ce qui n'aura pas empêché le principal (ir)responsable d'empocher près de 6 millions d'euros d'indemnités de départ. Cet exemple illustre les dangers qu'il y a à croire à une division internationale du travail où les économies les plus riches pourraient se spécialiser sur le seul secteur tertiaire : les services, quels qu'ils soient, ne peuvent se passer des produits de l'industrie, pas plus que cette dernière ne peut fonctionner sans matières premières. Le vrai enjeu réside bel et bien dans la valorisation respective de ces activités, comme le résume le contraste saisissant entre les rémunérations réciproques des financiers et des ouvriers et paysans… Pour autant, le phénomène de la désindustrialisation n'est ni nouveau, ni propre à l'Hexagone : d'après la Commission européenne, le nombre d'emplois dans l'industrie manufacturière a ainsi diminué de 28,6 % en France entre 1991 et 2010, soit sensiblement autant qu'aux États-Unis (-28,7 %), et moins qu'au Royaume-Uni (-41,1 %) ou même dans la si louée Allemagne (-30,1 %). Preuve qu'il ne suffit pas de précariser l'emploi et en particulier de baisser le coût du travail, autrement dit de sacrifier la protection sociale, comme s'y emploient les gouvernements des pays dits « industrialisés » et ne cessent de le préconiser les commentateurs libéraux. Faut-il alors se résigner à cette évolution, qui ne serait en fait que la poursuite du « déversement », ainsi qu'Alfred Sauvy avait baptisé le mouvement de transfert des emplois du secteur primaire vers le secondaire puis le tertiaire, sous l'effet du progrès technique ? Non, répondent en substance plusieurs publications récentes, à rebours des chantres de la société postindustrielle, inverser la vapeur est possible, pourvu que l'on adopte une perspective large.
 

Associer développement durable et justice sociale
Dans un ouvrage collectif publié sous l'égide de la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS, un groupe d'une quinzaine de cadres du privé, hauts fonctionnaires et universitaires formule une série de diagnostics et de propositions afin de saisir l'occasion qu'offre la crise en cours pour opérer un véritable « changement de paradigme économique en associant développement durable et justice sociale ». Un projet ambitieux s'il en est, mais nécessaire pour remettre en route un projet productif français véritablement cohérent que les auteurs appellent de leur vœu. Celui-ci ne peut s'en tenir à un « catalogue de mesures », expliquent-ils. Et pourtant, c'est un peu l'impression que donne la lecture de leurs réflexions. L'état des lieux qu'ils établissent s'avère ainsi à bien des égards utile, en déplaçant le cadre de débat imposé par les éditocrates pour pointer la déformation du partage de la valeur ajoutée et la montée corrélative des inégalités. Loin d'incarner la solution nécessaire, le détricotage de la protection sociale par la réduction des cotisations sociales, improprement qualifiées de « charges », représente au contraire une voie suicidaire, expliquent-ils en substance, en minant les atouts que présente l'économie française dans le contexte actuel. C'est en effet sur le terrain de la qualité et non celui des prix que les entreprises françaises peuvent lutter dans la compétition mondialisée. D'où l'importance de renforcer les droits sociaux, dont celui à la formation. Mais aussi le soutien à la recherche de la part des entreprises. Un tel discours n'est finalement pas très alternatif à celui qui se développe dans les cénacles néolibéraux, comme l'OCDE, et illustre finalement toute l'ambiguïté d'un ouvrage qui ne cesse d'osciller entre un niveau très (trop ?) général d'analyse et des préconisations empiriques assez (trop ?) précises et surtout d'un antilibéralisme radical à des positions au contraire très libérales, qui culminent peut-être dans le chapitre sur la « responsabilité sociale des entreprises ». Une telle ambiguïté du discours, qui tient sans doute en partie à la composition hétérogène de ce groupe, est surtout permise par la manière dont le propos saute d'un thème à l'autre : finance, formation, recherche, énergie, décentralisation, écologie, dialogue social, etc. Tout en affirmant d'entrée que la désindustrialisation constitue un choix politique implicite des gouvernements précédents, les auteurs ne semblent pas assumer leurs propres contradictions, lorsqu'ils critiquent par exemple la domination d'une élite formée dans le même moule des « grandes » écoles et qui se retrouve à Bercy et dans les états-majors des grands groupes, tout en appelant à soutenir ces derniers ou à « sensibiliser les élèves à l'esprit d'entreprise » (p. 61). La manière dont sont balayés d'un revers de main certains débats pourtant centraux, portant sur le protectionnisme et la démondialisation, la sortie de l'euro ou encore la décroissance illustre également une posture qui ne s'éloigne finalement pas trop de la doxa. On peut donc y piocher quelques idées, à commencer par la nécessité d'une approche systémique, mais l'architecture générale proposée ne convainc pas vraiment.

L'urgence du long terme
De prime abord, la démarche de Gabriel Colletis, professeur d'économie à l’université de Toulouse 1, apparaît assez proche dans son refus de la fatalité, la nécessité d'une approche globale, l'appel à un changement de paradigme, mais aussi un souci pédagogique dans l'écriture. Ce dernier est même encore davantage poussé, avec par exemple un résumé des points clés en fin de chaque chapitre, mais aussi et surtout, une plus grande progressivité dans le propos et un meilleur équilibre entre constats et propositions. Lui aussi s'emploie ainsi à battre en brèche un certain nombre d'idées reçues sur la « réalité industrielle », à commencer par la frontière, poreuse entre industrie et services, ou le prétendu manque d'attractivité du territoire français vis-à-vis des investissements étrangers. Lui aussi pointe le rôle central de la financiarisation sur les stratégies des entreprises, notamment les plus grands groupes – même s'il insiste bien sur le fait que la crise est économique et sociale avant d'être financière – mais, propose un diagnostic plus approfondi des facteurs de la désindustrialisation. Mais Gabriel Colletis diverge des auteurs précédents sur bien des points. Il dénonce ainsi sans ambages les mirages de la « croissance verte », qui consiste pour l'essentiel à habiller sous un discours écologiquement correct la poursuite d'une fuite en avant dans l'exploitation capitaliste des hommes et de la nature ; et le nouveau modèle de développement qu'il appelle de ses vœux s'appuie clairement sur un nouveau rapport salarial, la nécessité de partir des « besoins » sociaux (même si la définition de ces derniers constitue un enjeu politique en soi) et écologiques, et surtout la pénétration de la démocratie au sein des entreprises qui ne se limite pas au « modèle » de la codétermination à l'allemande. Il pointe également la nécessité d'ancrer davantage les activités dans les territoires, ce qui ne va pas sans la réintroduction d'un certain protectionnisme. Mais un protectionnisme qui ne représente toutefois pas une fin en soi, mais le « moyen d'un projet de développement », dont il s'agit donc au préalable de définir les directions qui le constituent. Ce projet doit selon l'auteur s'articuler autour de trois axes : une plus grande reconnaissance du travail et des compétences, un souci écologique passant par l'économie de l'énergie et des ressources naturelles, et enfin un ancrage territorial des activités, qui réponde non seulement à l'impératif précédent, mais favorise également les synergies locales trop souvent oubliées. Si certains aspects peuvent être discutés, ce cadre apparaîtra sans doute plus parlant aux lecteurs à la gauche du gouvernement actuel, sans pour autant livrer clés en main les voies d'un nouveau départ industriel. On peut néanmoins regretter que, comme les auteurs de la fondation Jean-Jaurès, Gabriel Colletis laisse de côté la question non moins cruciale des conditions politiques de réalisation d'un projet aussi ambitieux, et en particulier les rapports de forces qu'il s'agirait d'inverser, tant sur le plan national qu'européen et mondial. Or, on ne peut s'empêcher de penser que c'est bien par là que devra partir l'enraiement de la logique mortifère actuelle.

Bibliographie
• Gabriel Colletis, L'urgence industrielle !, Le Bord de l'eau, 2012.
• Jean-Louis Levet (dir.), Réindustrialisation, j'écris ton nom, Fondation Jean Jaurès, 2012.

À voir également :
•  « Comment sauver l'industrie ? », Alternatives Économiques, hors-série n° 93, mai 2012.

La Revue du projet, n° 27, mai 2013
 

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Réindustrialisation : modes d'emploi(s), Igor Martinache

le 11 May 2013

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