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Les fractales lisses : un nouvel objet mathématique, fruit de nouvelles conditions de recherche ? Vincent Borrelli*

Soutenue par la région Rhône-Alpes, une équipe interdisciplinaire a produit les premières images des objets paradoxaux de Nash.

*Vincent Borelli est mathématicien. Il est maître de conférences à l'université Lyon 1 et directeur de la Maison des mathématiques et de l’informatique de Lyon.

Revue du projet : Pour Diderot, les mathématiques étaient comme « finies », sans avenir, et le flambeau allait passer à la chimie et aux sciences naturelles. Le public pense un peu la même chose aujourd’hui. Que reste-t-il à découvrir en mathématiques ?
Vincent Borrelli : Évidemment, avec le recul, ce jugement de Diderot peut faire sourire… mais il n’est pas complètement erroné ! Diderot a parfaitement perçu l’émergence de la chimie moderne et de la biologie, qui ont envahi notre quotidien. En revanche, pour les mathématiques, il s’est fourvoyé. Au XIXe siècle, elles vont connaître une véritable explosion avec des hommes d’exception comme Cauchy, Gauss ou Riemann. Elles vont aussi montrer au monde toute leur puissance avec la découverte par Le Verrier d’une nouvelle planète, Neptune, par la seule force du calcul. En réalité, les mathématiques n’ont jamais cessé de grandir que ce soit avant ou après Diderot. À l’heure actuelle, la croissance de l’activité mathématique semble exponentielle et le nombre de résultats importants obtenus donne le vertige. Le lecteur curieux de sciences se souviendra certainement de la résolution par Andrew Wiles du théorème de Fermat en 1994 ou de celle de la conjecture de Poincaré par Grigory Perelman en 2003. Bref, les mathématiques sont plus vivantes que jamais. Que reste-t-il à découvrir ? Ma foi, je n’en sais rien ! Mais j’ai la conviction très forte qu’en dépit de plus de deux mille ans d’effort, l’exploration du continent des mathématiques n’en est qu’à ses premiers pas.
RDP : Tu as obtenu avec quelques collègues une découverte qui fait la une des magazines scientifiques.
V. B. : En 1955, le mathématicien et futur prix Nobel d’économie John Nash résout une question de géométrie d’une importance conceptuelle cardinale : le problème des plongements isométriques. Il montre à cet effet qu’il existe des objets géométriques paradoxaux qui sont à la fois lisses et grumeleux. Comment est-ce possible ? Nash ne le dit pas vraiment. Notre but était donc d’en réaliser une visualisation afin de percer le mystère de leur géométrie et de résoudre ainsi le paradoxe qu’ils posaient. Les fractales, ces objets infiniment fracturés quelle que soit l’échelle où on les observe, fournissent l’archétype d’une situation grumeleuse, rugueuse. À l’opposé, les surfaces comme la sphère ou la bouée forment le monde des objets bien lisses. Nous avons découvert que la géométrie des objets de Nash se situe à l’interface entre ces deux mondes. C’est la raison pour laquelle nous leur avons donné le nom de fractales lisses.

RDP  : Finalement, cette idée est assez simple à expliquer. Comment se fait-il qu’on ne l’ait pas déjà eue avant ? Et quel avenir a-t-elle ?
V. B. : Le grand mathématicien Jacques Hadamard disait qu’en mathématiques « les idées simples arrivent en dernier ». Un tropisme puissant conduit notre cerveau à préférer le compliqué faussement incontournable à l’audace libératrice du simple. Lorsque je me heurte à un problème mathématique et que toutes mes tentatives échouent – c’est-à-dire la plupart du temps – il me vient systématiquement la même image : celle d’une mouche enfermée dans un appartement et s’obstinant à se projeter sur la vitre la plus lumineuse. Pourquoi répète-t-elle inlassablement la même trajectoire alors qu’il lui suffirait d’effectuer un petit crochet par l’entrebâillement de la fenêtre pour se retrouver libre ? Peut-être parce que la lumière l’aveugle et l’empêche de voir que la fenêtre est ouverte. Au fond, c’est sa façon d’analyser le problème qui le rend insoluble : ses forces dérisoires ne lui permettront jamais de briser une vitre.
Pour revenir à l’idée des fractales lisses et de leur avenir, il est certain qu’en exhibant une nouvelle classe d’objets il devient possible de les reconnaître ailleurs. Par exemple, il se pourrait que certaines structures observées dans la nature et interprétées comme des fractales soient en réalité des fractales lisses.

RDP  : Jusqu’au XXe siècle, les publications de résultats mathématiques étaient presque toujours signées par une seule personne ; ensuite, parfois deux, mais jamais quatre ou cinq, comme ici. Est-on en train de passer à un mode plus collectif de recherche comme dans d’autres sciences ?
V. B. : Je ne me risquerai pas à faire un pronostic quant à un éventuel passage à un mode plus collectif. Pour nos travaux, la situation est un peu différente car il s’agit d’une collaboration interdisciplinaire mettant en jeu un chercheur en informatique, Francis Lazarus, un enseignant-chercheur en mathématiques appliquées, Boris Thibert, un doctorant, Saïd Jabrane et moi-même qui suis mathématicien. Cette équipe s’est complétée en 2012 avec un enseignant-chercheur spécialiste en synthèse d’images, Damien Rohmer. Nous avons eu un mode de fonctionnement très collégial. Quelle que soit la discipline, chacun a fait l’effort d’assimiler les techniques qui étaient mises en jeu dans le projet. Ainsi, on se comprenait parfaitement et on pouvait interagir de façon équilibrée et constructive. En particulier, on a résolu ensemble les problèmes qui ont surgi tout au long de nos recherches. C’était une condition essentielle pour moi. Je ne conçois pas l’activité mathématique sans une complicité totale avec mes collaborateurs. D’une part, je dois être parfaitement à l’aise pour oser dire tout ce qui me passe par la tête. D’autre part, je trouve l’activité de recherche suffisamment difficile sans qu’on y rajoute un environnement humain indifférent voire hostile. Et puis, quel plaisir que vivre entre amis les mille émotions d’un projet de recherche ! Je ne l’échangerais pour aucun théorème obtenu en solitaire, fût-il le plus important du siècle. Les mathématiciens sont en général payés par la collectivité. Au nom (ou sous le prétexte) du contrôle public et de l’efficacité, les gouvernements de presque tous les pays vantent et imposent des financements sur projets courts. Cela pourrait se révéler pernicieux à long terme. La recherche peut parfois se tronçonner en portion de trois ans et dans ce cas ce type de financement peut avoir ses avantages en fixant des contraintes raisonnables qui peuvent constituer un facteur de motivation. Mais la plupart du temps il faut bien reconnaître que le chercheur se retrouve contraint de découper artificiellement son travail en sachant pertinemment qu’il est impossible de programmer à l’avance une découverte. Certains s’en accommodent, d’autres s’en désespèrent, peu s’en félicitent. Un effet collatéral indésirable est une course à la publication : il faudra bien motiver la prochaine demande d’argent…
Dans notre cas, six ans d’effort ont été nécessaires pour produire les premières images des objets paradoxaux de Nash. Évidemment, au moment de rechercher des financements, nous n’avions aucune idée de la durée du projet, nous n’imaginions que très partiellement les difficultés que nous allions rencontrer et nous étions évidemment incapables de prévoir la découverte des fractales lisses. Nous avons fini par recevoir une bourse de la part du CNRS, mais pour le reste, nos demandes ont été rejetées. Nous avons donc dû sortir des circuits classiques et nous nous sommes adressés à la région Rhône-Alpes qui, heureusement, nous a largement soutenus. Sans elle, le projet était mort-né.

RDP  : Comment peut-on alors résister ? Que proposer et que construire ?
V. B. : Il faut plus de souplesse, pour plus de confiance et pour plus d’audace. La mathématique est une science plusieurs fois millénaire qui a largement prouvé son efficacité. Nous pouvons raisonnablement lui faire confiance, le retour sur investissement est assuré… sauf à vouloir forcer la machine. En particulier, il faut accepter le fourvoiement, l’échec, le temps perdu, bref une certaine forme de travail non immédiatement productif. La pensée selon laquelle nous pourrions rationaliser la recherche, planifier cartésiennement les dépenses pour engranger mécaniquement les fruits prévisibles des efforts consentis n’est à mes yeux qu’une idéologie. La réalité n’est pas si sage, et la vie du chercheur non plus ! Nous passons un temps considérable à suivre de fausses pistes, à nous enfoncer dans de sournois dédales calculatoires ou à croupir au fond de voies sans issue. Bref, au sens comptable, nous « gaspillons » du temps, donc de l’argent. C’est un fait irréductible qui est tout aussi difficile à accepter pour le chercheur que pour le citoyen. C’est pourquoi je parlais de confiance. Nous avons besoin de la confiance du citoyen, donc in fine de celle de l’État, pour oser les routes les moins balisées et découvrir du nouveau.

RDP  : Tu es impliqué depuis des années dans ce qu’on appelle de façon un peu condescendante la « vulgarisation des mathématiques ».
V. B. : Notre activité n’est possible que grâce à l’argent public. Il est de notre devoir d’informer le citoyen en lui présentant le produit de notre travail et en lui expliquant les tenants et aboutissants de nos recherches. Le site internet Images des mathématiques, fondé par Étienne Ghys en septembre 2008, est exemplaire à cet endroit. Il y est régulièrement présenté des articles, des billets, des brèves, des dossiers traitant de la recherche contemporaine sous tous ses aspects. Les internautes sont systématiquement invités à participer au débat sous la forme de commentaires ajoutés aux articles. Une autre façon de s’adresser au citoyen est de
passer par le truchement d’une manifestation. Ce fut le cas en 2006, avec l’exposition internationale Pourquoi les mathématiques ? que nous avons accueillie au musée Guimet, à Lyon, et qui fut un franc succès. Ça l’est encore aujourd’hui au travers de grandes conférences, d’interventions télévisées ou radiophoniques. À ce titre, le travail accompli par Cédric Villani depuis 2010 est tout à fait exceptionnel. En partie grâce à lui, les mathématiques sont devenues moins distantes et plus chaleureuses aux yeux du public. Enfin, depuis quelques mois, un nouveau projet est en route : celui de la Maison des mathématiques et de l’informatique. Cette maison, sise à Lyon, est un lieu unique en France, entièrement dédié à la diffusion.
Il y a mille bonnes raisons de transmettre la culture scientifique et toute personne engagée dans la vulgarisation a les siennes. Parmi les miennes, il y a notamment l’espoir d’améliorer la place des femmes en mathématiques en luttant contre l’autocensure et en encourageant les jeunes femmes à s’engager vers les mathématiques. Leur très faible proportion en mathématiques est indigne de nos idéaux républicains, j’en ai honte. n

Entretien avec Vincent Borrelli* réalisé par Pierre Crépel

 

Creative commons  cc  V. Borrelli, S. Jabrane, F. Lazarus, D. Rohmer, B. Thibert

La Revue du projet, n° 27, mai 2013
 

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le 09 mai 2013

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